En forme d’épilogue à un précédent article : « La guerre du gaz ne fait que commencer » [1]
Soixante quinze années de paix, puis d’une abondance impulsée par les 30 glorieuses, ont nourri une forme d’angélisme dans la pensée française dominante, qui semble avoir perdu de vue à quel point l’essentiel même n’est jamais acquis, et se bat d’autant moins pour transmettre son héritage à la génération suivante que la décroissance est désormais érigée en valeur suprême au nom de la planète Gaïa.
Cet angélisme a contaminé le système électrique en fragilisant la seule alternative connue au gaz et au pétrole qu’il représente et dont on sait pourtant qu’il va falloir se sevrer.
Bruit de bottes dans l’Est
Les combats dans le Dombass entre séparatistes pro-russes et forces ukrainiennes ont ravivé les tensions entre Kiev et Moscou, et rendu inacceptables pour le Kremlin les manœuvres de l’OTAN aux frontières de son territoire. Notamment les exercices non planifiés de vols de bombardiers à 20km de la frontière russe [2].
Cette situation est décrite comme une menace majeure par la diplomatie russe qui promet des représailles « Si l’Occident n’est pas capable de dissuader l’Ukraine [3], mais s’il essaye au contraire de l’encourager ». C’est ainsi que Vladimir Poutine a directement mis en cause l’Union Européenne dans la détérioration progressive d’une situation qui a forcé la Russie à répondre à chacune de ses étapes, et menace aujourd’hui les Occidentaux de réponses « militaires et techniques » s’ils ne mettent pas fin à leur politique jugée hostile.
De son côté, l’Ukraine se prépare à l’affrontement, en accusant Moscou de soutenir les séparatistes et redoute une invasion [4], dont les conséquences attendues sont envisagées bien au delà son propre territoire, depuis que les troupes russes se massent à sa frontière [5].
A l’occasion de sa rencontre avec son homologue danoise, le ministre de la Défense ukrainien, Oleksiy Reznikov, a évoqué un « ultimatum » du Kremlin aux pays de l’Otan [6] et décrit la guerre que la Russie mène à l’Ukraine depuis 7,5 années. Depuis l’annexion de la Crimée. Le ministre en appelle à une position ferme des Alliés et de l’UE pour lui fournir une aide concrète en matière d’armes et de technologies « pas seulement protectrices, mais aussi offensives » précisant même : « en besoins de guerre de renseignement électronique, de systèmes de missiles, de cyberdéfense, nous devons renforcer notre flotte. Nous appelons tous ces besoins publiquement, nous ne nous cachons pas, et alors l'agresseur n'ira pas plus loin ».
Nord Stream saison 2
Le 22 novembre 2021, le département d’État américain proposait au Congrès de nouvelles sanctions [7] contre le gazoduc Nord Stream 2 qui permet d’approvisionner l’Europe en gaz directement par l’Allemagne en contournant l’Ukraine.
L’interminable histoire [8] de ce gazoduc qui divise l’Europe semblait pourtant terminée avec l’accord germano-américain de juillet 2021 et la levée des sanctions américaines [9] contre son opérateur, Nord Stream 2 AG. Le dernier tronçon étant désormais posé et le remplissage de gaz achevé, Gazprom n’attendait plus que la certification définitive du gazoduc pour livrer l’Allemagne.
Mais la nouvelle coalition d’Olaf Scholz doit composer avec les écologistes qui y sont farouchement opposés [10]. Et, dans l’attente d’un accord, la procédure de certification a été interrompue [11] pour la raison d’une absence de filiale allemande de la société Nord Stream 2.
La tension avec la Russie est montée d’un cran le 8 décembre avec l’interception d’un mirage 2000D et un Rafale français [12] au dessus de la mer Noire par des SU-27 de la chasse russes.
Pour autant, les pressions russes ne parvenaient pas à entamer la volonté de l’Ukraine d’intégrer l’OTAN [13]. Cette intégration étant jugée casus belli par Moscou [14].
La détérioration des relations
Le 21 décembre, s’est tenue à Moscou la Réunion élargie du Collège du Ministère de la Défense [15] sous la direction de Vladimir Poutine, dont le texte du discours est publié sur le site présidentiel [16], en présence du général Sergueï Choïgou, ministre de la Défense, afin de faire le point de la situation.
Il y a été déploré que la promesse initiale de ne pas étendre l’OTAN vers l’Est n’ait pas été respectée mais suivie de 5 vagues d’extension vers les frontières russes. En effet, de 12 pays en 1949, l’Otan est passé à 30 aujourd’hui [17], avec notamment l’adhésion de la Bulgarie, de l'Estonie, de la Lettonie, de la Lituanie, de la Roumanie, de la Slovaquie et de la Slovénie en 2004, tandis que la Bosnie Herzégovine, la Géorgie et l’Ukraine ont déjà entamé les démarches pour leur adhésion.
Il a été regretté qu’après que la Russie, les États-Unis et tous les principaux pays de l'OTAN aient eu des relations sans nuage, « presque alliées », lorsque la coopération entre les 2 blocs était à son apogée, se pose aujourd’hui la question des raisons du soutien des Alliés aux séparatistes du Causase du Nord, de l’élargissement de l’OTAN vers l’Est et du renforcement de l’arsenal militaire, y compris américain, aux frontières de la Russie, notamment « Les lanceurs Mk 41 situés en Roumanie et dont le déploiement est prévu en Pologne [qui] ont été adaptés à l'utilisation des systèmes de frappe Tomahawk. Si cette infrastructure continue, si les systèmes de missiles américains et de l'OTAN apparaissent en Ukraine, leur temps de vol vers Moscou sera réduit.»
Et rappelé que dans les négociations en cours, la Russie demande d’exclure « une nouvelle expansion de l'OTAN dans la direction orientale et le déploiement de systèmes d'armes de frappe offensives dans les pays voisins »
Hasard du calendrier, ce même 21 décembre 2021, le flux de gaz vers l’Allemagne tombait à 0 aux compteurs de Mallnow, à la frontière germano-polonaise du gazoduc Yamal.
De la liberté d’expression
Le propos n’est pas de réécrire l’Histoire en faveur de l’une ou l’autre des forces en présence, mais de mettre en perspective le handicap de toute dépendance énergétique, quel que soit le pays dont on dépend, dans la prétention de conduire librement le destin d’une nation, ou d’une communauté d’entre elles.
Au risque de payer au prix fort sa liberté de parole sur l’échiquier géostratégique mondial.
En l’occurrence, trois jours plus tard, le débit de gaz était toujours nul à Mallnow, sur fond de stocks européens déjà historiquement bas.
Le graphique ci-dessous, publié par Bloomberg, illustre cet arrêt et, en gris clair, le début d’une inversion du flux.
(Source Bloomberg)
La flambée du cours du gaz et une baisse d’activité à l’approche des fêtes peuvent d’ailleurs expliquer l’arrêt de ce flux vers l’Allemagne, comme le suggère Bloomberg dans l’article dont provient cette illustration [18]. D’autant que Gazprom avait fait savoir qu’il remplirait ses contrats, du moins ceux de long terme qui sont déjà signés comme l’avait précisé V. Poutine [19].
Mais la prolongation de cette situation s’est accompagnée d’une inversion du flux, de l’Allemagne vers la Pologne et l’Ukraine rendue possible par la Directive européenne [20] qui sépare l’activité de transport de gaz de celle de production et permet ainsi à l’Allemagne de vider ses réservoirs, pourtant mal en point au début de l’hiver, pour livrer 2 pays menacés par les restrictions russes.
En empochant toutefois une plus value dans la transaction.
Manoeuvre qui expliquerait les micro-coupures d’une livraison en « mode punition », ou plus précisément en coup de semonce, évoqué dans « La Tribune » [21].
En tout état de cause, la flambée du cours du gaz, qui s’est logiquement répercutée sur la bourse de l’électricité, a été expliquée par Moscou par une insuffisance de contrats à long terme [22] avec les européens qui en portent ainsi seuls la responsabilité.
En d’autres termes : si l’Europe cherche à s’affranchir de la dépendance russe, elle risque d’en payer chèrement le prix.
Une dépendance renouvelable
Contrairement à l’énergie nucléaire, les énergies renouvelables ne libèrent pas de la dépendance au gaz qui reste nécessaire pour lisser l’intermittence de leur production, mais, pire, elles font dépendre la sécurité électrique de leur voracité en matériaux stratégiques, dont les ressources sont limitée et convoitées sous la pression de leur développement mondial exponentiel.
L’Agence internationale de l’énergie (AIE ) a publié une alerte sur ces besoins en matériaux stratégiques [23] nécessaires au scénario de transition énergétique (sustainable developement scenario) en énonçant clairemenr : “ In the transition to clean energy, critical minerals bring new challenges to energy security” (Dans la transition vers une énergie propre, les minéraux essentiels posent de nouveaux défis à la sécurité énergétique).
Cette explosion de la demande entraîne notamment la multiplication par 42 des besoins de lithium, (avec un taux de recyclage inférieur à 1%), en raison des besoins de stockage, mais aussi de de matériaux indispensables à la restructuration du réseau rendue nécessaire par l’intermittence de production. Dont une explosion des besoins en cuivre, graphite, cobalt ou nickel, ainsi qu’en métaux stratégiques appelés « terres rares » qui sont également indispensables à la transition numérique.
Or ces ressources sont concentrées dans quelques pays, dont la Chine qui se taille la part du Lyon, tandis que la demande croissante est mondiale.
Les moyens de production d’énergie renouvelable eux-mêmes, sont également voraces en matériaux, comme le cuivre et le zinc pour les éoliennes, ou le silicium pour les panneaux photovoltaïques. En regard de quoi le nucléaire reste bien plus sobre, en kg/MW (tableau page 26 du rapport), et dont avantage est d’autant plus important que sa durée de vie est au moins 3 fois plus longue et que le facteur de charge de chaque MW est largement supérieur pour le nucléaire qui atteint aisément 95% sur demande, contre 25% en moyenne pour l’éolien et 2 fois moins pour le PV.
La dépendance à la sécurité des autres
Cette dépendance en matières premières s’accompagne d’une dépendance aux pays voisins, par la une mutualisation des problèmes de l’intermittence, à la recherche d’un « foisonnement » des vents et du soleil en multipliant les interconnexions vers des systèmes de plus en plus lointaines, dont l’équilibre risque d’être de moins en moins stable.
C’est ainsi qu’après avoir déréglé les horloges européennes pendant des années par la déviation de la fréquence [24]de son réseau, le Kosovo impose aujourd’hui au réseau d’Europe continentale des coupures de courant tournantes de 2 heures par jour en raison de la défaillance de 2 centrales à charbon et de l’envolée des prix du MWh pour ses importations. Le gestionnaire de réseau kosovar, KOSST, a reconnu le déséquilibre ainsi provoqué dans le réseau synchrone européen [25].
Pour achever cette fragilisation du système électrique, l’augmentation de la part d’énergies renouvelables diminue la stabilité dynamique du réseau en le privant de l’inertie des énormes turboalternateurs des centrales conventionnelles qui tournent de façon synchrone à la fréquence de 50Hz sur le réseau européen.
Sans prétendre qu’il n’y a pas d’alternative à cette inertie, le gestionnaire du réseau européen Entsoe a fait état d’un manque de l’équivalent de 500 GW [26] de ces centrales conventionnelles à horizon 2040 pour éviter une sensibilité excessive à un effondrement accidentel de l’ensemble du réseau d’Europe continentale.
Courage fuyons
A horizon 2050, le renouvellement de notre parc nucléaire au rythme de la création de notre parc historique est prétendu aujourd’hui hors de portée, malgré la possibilité de prolonger les réacteurs existants, non seulement à 60 ans, mais même à 80 ans de fonctionnement [27] comme font désormais les américains.
Le contexte serait pourtant de nature à inciter à valoriser chaque MWh d’énergie primaire produit au lieu des 2/3 relâchés dans l’environnement en chaleur, comme c’est le cas actuellement. Alors que l’AIE a attiré l’attention sur les utilisations non électriques du nucléaire [28]. Dans le cadre de la production de chaleur, mais aussi dans quantité d’application comme la cogénération d’hydrogène.
La prolongation et le renouvellement de notre parc nucléaire, y compris avec une puissance accrue, demanderait un effort considérable, financier, mais également technologique, en faisant notamment appel à des partenariats avec des expertises étrangères, comme c’était le cas avec l’américain Westinghouse pour le plan Messmer. Car l’enjeu est de se libérer de la dépendance au gaz, mais aussi au pétrole, grâce à l’électrification de la mobilité, y compris avec l’électrification des voies pour réduire l’épineuse question des batteries.
Et non rendre les infrastructures du système plus dépendantes encore de l’importation des matériaux stratégiques nécessaires.
Le retour des prédateurs
Le nouvel équilibre mondial né de la montée en puissance de l’économie chinoise, a notamment fait titrer au journal Capital : « Chine, Russie, États-Unis… “Le temps des prédateurs est revenu ! »[29] lors d’une analyse qui considère que « Pour Pékin, la France et l’Europe constituent le maillon faible du monde occidental » en raison du « multilatéralisme angélique des libre échangistes français » qui se heurte aux ambitions chinoises.
Il serait naïf d’imaginer que la Russie serait durablement incapable de se passer de la clientèle d’Européens jugés agressifs envers elle, alors qu’elle multiplie les connexions avec la Chine, qui connait une explosion des besoins, notamment avec le gazoduc Power of Siberia pour le gaz.
C’est cet angélisme qui fait reposer la politique à long terme (au moins 2050) de la sécurité de notre système électrique sur la disponibilité de minéraux critiques dont les ressources sont limitées, et dont la Chine contrôle une très large part. La tentative chinoise de réduire ses exportations de terres rares en 2010 étant d’ailleurs un signal d’alerte, ainsi que le rappelle l’AIE dans son rapport précédemment cité, [23] et dont il conviendrait de prendre la mesure.
La crise sanitaire vient de confirmer le dangereux dénuement dans lequel nous projette toute rupture d’approvisionnement en matières premières aussi nécessaires que le blé, la pâte à papier ou les composants électroniques. Se mettre à l’abri d’une telle rupture dans le domaine de l’énergie semble devoir être la responsabilité première des stratèges d’aujourd’hui.
Pourtant le discours devient la règle, même chez EDF, d’affirmer qu’il est indispensable de développer les EnR intermittentes parallèlement à l’énergie nucléaire dont tant d’analystes commencent seulement à comprendre le caractère incontournable.
Malgré la perte de rentabilité induite sur un parc nucléaire puissant en raison de l’augmentation du besoin de suivi de charge qui lui sera lié.
Quantifier les enjeux
Les 250 000 tonnes d’uranium appauvri représentent 2 à 3 mille ans de combustible [30] pour le fonctionnement d’un parc de surgénérateurs de la taille de notre parc nucléaire actuel.
Il est bien tard pour pleurer sur l’arrêt de Superphénix, prototype de cette technologie arrêté pour raison électorale en 1996, après sa meilleure année de fonctionnement [31]. Ou sur l’arrêt du projet Astrid en août 2019 au prétexte que « les ressources en uranium sont abondantes et disponibles à bas prix [32] au moins jusqu’à la deuxième moitié du XXIe siècle »
A défaut de 4ème génération, l’uranium marin offre d’ailleurs des ressources de transition quasi illimitées, que la Chine notamment compte bien exploiter dans les 10 années à venir[33]. Quelques détails sur les raisons de la multiplication par 20 de l’efficacité de cette exploitation par rapport au précédent essai américain 3 ans plus tôt sont évoqués dans la presse chinoise [34].
Voila plus de 10 ans que la France s’est assoupie sur ses lauriers en se contentant d’empocher les dividendes du parc nucléaire d’EDF, parfois même de façon excessive [35]. Par delà ces dividendes, une partie des gains financiers de la « rente nucléaire » de l’exploitation de ce parc ont même dû subir des détournements vers le financement de la transition énergétique [36].
La fragilité actuelle de notre sécurité électrique, dont le dérèglement des marchés accompagne les menaces sur l’approvisionnement, devrait faire enfin comprendre que l’effort à fournir aujourd’hui sur les moyens d’une production pérenne doit être à la mesure du temps déjà perdu dans des chimères. Et il serait judicieux de se défier d’une tentation facile de fuite en avant vers un système toujours plus intermittent et toujours plus instable, dont la frénésie ne serait alors régulée que par l’implosion du système.
Car il n’existe pas d’alternative connue à l’électricité.
1 https://lemontchampot.blogspot.com/2021/10/les-debuts-menacants-de-nord-stream-2.html
2 https://www.opex360.com/2021/12/01/la-russie-hausse-le-ton-a-legard-de-lukraine-et-de-lotan/
7 https://www.state.gov/imposition-of-further-sanctions-in-connection-with-nord-stream-2/
15 https://fr.mil.ru/fr/news_page/country/more.htm?id=12399937@egNews
16 https://kremlin.ru/events/president/news/67402
17 https://www.nato.int/cps/fr/natolive/topics_49212.htm
18 https://www.bnnbloomberg.ca/european-gas-drops-after-surging-on-constrained-russian-flows-1.1699289
20 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=LEGISSUM%3Aen0017
23 https://www.iea.org/reports/the-role-of-critical-minerals-in-clean-energy-transitions
26 https://lemontchampot.blogspot.com/2021/12/stabilite-dynamique-et-blackout-en.html
30 https://new.sfen.org/rgn/combustible-nucleaire-ressource-infinie/
31 https://www.economiematin.fr/news-superphenix-reacteur-nucleaire-fermeture-ecologie-france-riou
32 https://www.senat.fr/seances/s201912/s20191211/s20191211010.html
33 https://lanouvelletribune.info/2021/05/nucleaire-cette-annonce-de-la-chine-qui-inquiete/
34 https://technews.tw/2021/12/01/oceans-uranium-nuclear-cas/
36 https://www.reuters.com/article/france-ayrault-nucleaire-idFRL5N0HH0CM20130921