Ludovic François, Professeur à HEC : « Dans la crise du Covid 19, la rupture ne se situe pas dans l’évènement initial mais dans la gestion qui en est faite »
Ludovic François est docteur en sciences de gestion et habilité à diriger des recherches. Il est Professeur affilié à HEC. Il enseigne et étudie la gestion et la communication de crise depuis près de 20 ans. Nous lui avons demandé son point de vue sur la crise du Covid 19. Il nous propose dans cet entretien une analyse globale et distanciée, parfois étonnante, de cette période hors norme.
Economie Matin : Nous vivons une crise inédite. Quel regard portez-vous sur cette situation ?
Dans le principe même de la crise, il y a la notion de rupture. Celle-ci crée une situation nouvelle pleine de dangers, mettant en péril des intérêts vitaux d’individus ou d’organisations, et que les dispositifs traditionnels de gestion ne permettent pas d’endiguer. Dans la crise actuelle, la rupture ne se situe pas dans l’évènement initial mais dans la gestion qui en est faite. Depuis que l’humanité existe, nous sommes confrontés à des épidémies. Rien qu’au 20e siècle, la France en a connu trois grandes : la grippe espagnole en 1917-19 qui fit entre 150 et 400.000 victimes, la grippe asiatique en 1957-58, avec des dizaines de milliers de morts, et la grippe de Hong Kong en 1968-70 avec un bilan de 31.000 morts. Donc, avec le Covid 19, l’évènement déclencheur n’est pas en lui-même une rupture absolue. D’ailleurs, les organismes d’État en charge des crises travaillent depuis longtemps sur des scénarii épidémiques.
La rupture se situe plutôt dans la manière de gérer l’épidémie. Confiner l’ensemble des Français, encore récemment, paraissait impossible voire inimaginable. Le général de Gaulle, lors de la grippe de Hong Kong en 68, ne l’avait d’ailleurs pas fait. Au tout début de la crise du Covid 19, lorsque la Chine a décidé de confiner Wuhan, tout le monde pensait qu’une telle mesure ne pouvait être prise que par un régime autoritaire. À peine quelques jours plus tard, la même décision était appliquée en France ! La privation d’un droit aussi fondamental que la liberté d’aller et venir est une décision politique d’une extrême gravité en démocratie, même dans un contexte d’épidémie. Beaucoup de pays ont fait fermer les commerces, ont appelé au confinement mais sans prendre des mesures aussi autoritaires qu’en Europe du Sud.
EM : En quoi le traitement de cette crise constitue-t-il une rupture ?
Il y a une conjonction de différents phénomènes sociétaux. Le principe de la gestion de crise est de prendre des décisions visant à minimiser les effets d’une situation où l’on est exposé à des dangers graves. Edouard Philippe disait, il y a peu, n’avoir que des mauvaises décisions à prendre. En effet, dans une crise il faut faire des choix. Des conséquences graves, il y en a toujours. L’exercice consiste à prendre la décision qui limitera, autant que faire se peut, la portée de l’évènement initial. À ma connaissance, aucune mesure de confinement – du moins de cette ampleur - n’a été prise lors des trois précédentes grandes épidémies. Les gens qui ont vécu ces périodes s’en souviennent à peine. Mais à l’époque, admettons-le, on avait une relation à la mort différente : des personnes âgées emportées par un virus, c’était dans « l’ordre des choses ». Pour les épidémies de 57 et 68, la presse n’avait que très peu relayé celles-ci. Les autorités considéraient alors que l’intérêt de la France était de ne pas de s’arrêter de vivre : l’intérêt général imposait donc de circonscrire le traitement de la crise à sa dimension sanitaire, pour éviter une crise systémique obérant l’avenir économique et social du pays.
EM : Qu’est-ce qui a changé, alors ?
Aujourd’hui, notre acceptation de la mort et de la souffrance est profondément altérée, dans la mesure où la science s’est progressivement substituée au divin. On croit donc pouvoir s’opposer à la nature, on défie la mort. Ceci requiert donc une mobilisation inédite et totale.
Par ailleurs, le traitement médiatique émotionnel du moindre évènement tend à imposer aux décideurs des mesures de court terme. Le compassionnel prévaut sur le traitement de long terme. Des images d’une morgue improvisée transmettent un message mille fois plus puissant qu’un discours rationnel. Les chaînes d’informations en continu martèlent en permanence des messages anxiogènes. Dans ce contexte, l’État se trouve contraint d’agir par tous les moyens, quel qu’en soit le coût futur.
Enfin, notre vision est de moins en moins fondée sur l’intérêt collectif : l’individu prévaut. En conséquence, la souffrance individuelle est devenue socialement inacceptable et nécessite un traitement immédiat et catégorique, parfois en dépit des conséquences potentiellement délétères sur l’avenir du collectif.
EM : Que pensez-vous de la gestion de crise du gouvernement ?
Il serait un peu trop facile de juger a posteriori du bienfondé de décisions prises dans l’urgence, l’incertitude, et soumises à des pressions multiples. Mais de nombreuses erreurs ont été commises, et cela peut s’expliquer. Dans toute gestion de crise, des décisions absurdes sont prises. Le mot « crise » vient du grec « Krisis », qui signifie décision. Une crise, c’est avant tout un dérèglement des structures de gestion et de prise de décision. Évidemment maintenant ça paraît absurde, voire criminel, d’avoir maintenu des vols en direct de Wuhan, de ne pas avoir fermé les frontières rapidement, d’avoir accepté un match de foot avec 3.000 supporters italiens à Lyon, d’avoir maintenu les élections municipales avec de nombreux électeurs âgés, etc. Les exemples sont multiples et certainement avec des conséquences lourdes. On ne peut pas blâmer des décideurs de tâtonner dans un premier temps dans une telle situation. Cependant, nous pouvons nous interroger sur la pertinence de s’appuyer essentiellement sur un comité scientifique majoritairement composé de médecins. Une bonne cellule de crise est avant tout pluridisciplinaire. C’est la synthèse des différentes options qui permet de prendre les bonnes décisions. En l’occurrence, la question sanitaire apparaît comme prédominante alors que la crise est très complexe. Et les médecins sont dans leur rôle de proposer des options pour soigner. L’excuse en matière de décisions absurde ne tient que dans la première phase de sidération. Nous ne sommes plus dans cette phase.
EM : Ce n’est pas simple de décider dans une crise comme celle-ci…
C’est très difficile pour les décideurs de faire face à une crise. Ce d’autant plus que ceux-ci sont sélectionnés et formés pour devenir des dirigeants en « temps calme ». Ce sont des esprits brillants. Ils ont une grosse capacité de travail et d’absorption d’informations qui leur permet de prendre des décisions les plus rationnelles possibles, en minimisant les risques par la maîtrise de l’ensemble des données disponibles. Ils sont d’ailleurs sélectionnés sur la base de ces critères tout au long de leur parcours de formation. Or, dans les crises, on leur demande précisément l’inverse : il s’agit de savoir naviguer dans l’incertitude, d’être créatif, d’être réactif. On est toujours saturé d’informations contradictoires dans une situation évolutive, et il faut trancher rapidement sans vraiment être en mesure d’évaluer les conséquences de ses décisions. C’est très difficile pour les dirigeants. L’histoire nous montre que beaucoup de leaders brillants ont pris des décisions jugées à posteriori comme absurdes. De manière plus globale, la vraie interrogation que l’on peut avoir est de se demander si la crise majeure n’est pas ce confinement.
EM : Le confinement… ?
Mon interrogation est de savoir si les effets du confinement ne vont pas être beaucoup plus dévastateurs que l’épidémie elle-même. La dimension sanitaire de court terme prime aujourd’hui sur tout le reste. Pourtant, cette crise revêt bien d’autres dimensions avec des effets très concrets : économiques, psychologiques, sociaux, politiques, et même des effets sanitaires collatéraux liés à d’autres pathologies... Des chercheurs britanniques ont ainsi démontré que la crise de 2008 s’est traduite par une augmentation spectaculaire du nombre de morts par cancer – 500.000 dans le monde ! -, liée selon eux notamment aux impacts psychologiques du chômage. Il y a eu aussi de nombreux suicides, on parle de 13.000. Pourtant la crise était infiniment moindre. Selon les prévisions économiques, il faut s’attendre à un véritable tsunami. Or, l’économie c’est la vie. Ce n’est pas qu’un cénacle de spéculateurs qui attendent de toucher des dividendes. C’est d’abord le commerçant du coin, l’artisan, la PME qui fait vivre un village, etc. Il ne faut pas se raconter d’histoires, vous pouvez faire tous les prêts du monde à une entreprise, si elle ne réalise plus de chiffre d’affaires, elle finira par disparaître. Il y a donc des drames humains qui ont lieu en ce moment. Des gens qui perdront tout. Il va y avoir aussi des conséquences du confinement sur le plan psychologique, dans les ménages par exemple (femmes battues, enfants maltraités, etc). Dans mon entourage, il y a eu un suicide et deux femmes âgées qui se sont laissées mourir ne supportant plus la solitude. Le Programme Alimentaire Mondial, pour sa part, nous alerte sur le risque d’une famine mondiale concernant 265 millions de personnes. Bref, je crains que la gestion sanitaire basée sur le confinement complet engendre des conséquences infiniment plus graves que le fait générateur initial. Mais il est clair que dans un contexte où l’on a reproché au gouvernement de l’époque les 20.000 morts de la canicule, notre chef de l’État ne pouvait pas dire « il va y avoir 40.000 à 60.000 morts mais c’est la nature, il faut voir au-delà et penser à l’avenir de notre pays ». Ce n’aurait pas été audible. À partir du moment où l’Italie et l’Espagne avaient pris la décision de confiner, le sort de la France était scellé. Nous ne sommes plus en 68. Nous sommes devenus impatients, nous croyons en une science salvatrice et toute puissante. Nous avons basculé d’une éthique conséquentialiste au déontologisme le plus absolu.
EM : Que pensez-vous de la réaction des médias ?
Pour quelqu’un qui s’intéresse aux phénomènes d’influence, cette crise du Covid 19 est très intéressante. Le postulat de base, véhiculé par tous, est que nous sommes confrontés à une épidémie d’un danger extrême. Les différentes chaînes de télévision égrènent à longueur de journée les statistiques du nombre de morts, nous montrent des images d’hôpitaux surchargés, de morgues improvisées, etc. L’information en continu a un effet délétère sur la perception de la situation. Beaucoup de chaînes font dans la compassion et l’émotion en allant chercher les images les plus choquantes. Il en résulte une perception, pour la majorité de la population, qu’elle est en danger de mort. Pourtant, la réalité est que le Covid 19 n’est pas dangereux pour la grande majorité de la population. Lorsque l’on regarde l’impact de la maladie sur les 1.000 marins contaminés du Charles de Gaulle, un seul est en réanimation. Dans les hôpitaux, la grande majorité des patients admis en réanimation sont des patients âgés, ou souffrant de pathologies graves ou chroniques. Cela veut dire que la peur ambiante de la majorité de la population est fondée sur une perception erronée, et non sur une appréciation objective du risque. Nous ne sommes pas dans l’épidémie de peste noire qui avait décimé la moitié de la population européenne au 14e siècle. Et pour mémoire, en 2017, la grippe a provoqué entre 15 et 21.000 décès en l’espace de 10 semaines et en 2014-2015 de l’ordre de 18.000 morts. Qui s’en souvient ? Personne. Aucune couverture médiatique, pour une raison simple : le risque sanitaire lié à la grippe est connu, tout comme le virus, donc socialement intégré. Les médias ne donnent pas tous les jours le nombre de morts.
Il est donc assez curieux de constater les réactions de panique en chaîne autour du Covid 19. Est-ce voulu par les autorités pour que les Français respectent le confinement ? C’est possible. Est-ce un phénomène spontané de la sphère médiatique qui surfe sur l’angoisse, la peur et l’émotion ? C’est probable. Le traitement médiatique est d’ailleurs remarquablement uniforme, même pour nous dire que les masques ne servaient à rien, et pour cause : un journaliste me confiait qu’il était inenvisageable dans sa rédaction d’avoir un discours contraire à celui qui est tenu depuis le début de la crise. Si les journaux télévisés montraient des familles déchirées, des suicides, des femmes battues, des personnes en train de tout perdre, la perception de la crise serait fondamentalement différente.
EM : Que prévoyez-vous pour la suite ?
Après une crise il faut débriefer pour s’améliorer. Tous les services de gestion de crise le font. La pire des choses est de se dire : « c’est du passé, oublions ces mauvais souvenirs, n’en parlons plus. » Il faudra faire un bilan. Un vrai bilan avec une analyse également des victimes indirectes du Covid 19, les suicides pendant et après le confinement, les violences intrafamiliales, le nombre de divorces, l’impact économique, les morts de pathologies indirectes comme les cancers induits par les conséquences économiques, etc. Il faudra comparer nos méthodes avec celles des autres pays car contrairement à ce que beaucoup de gens croient, la méthode autoritaire d’Europe du Sud (Italie, Espagne, France et UK) de confinement strict n’est pas la seule. Beaucoup de pays optent uniquement pour un système de restrictions (en Europe du nord ou en Asie par exemple), avec pour l’instant des résultats bien meilleurs en nombre de morts par habitant. Cependant, je crains que la sérénité nécessaire à ce type d’exercice ne soit pas possible. La classe politique va se déchirer. Personne ne s’exprime en ce moment car il est facile de se tromper. Vous verrez qu’ils vont tous avoir un avis d’ici peu et nous expliquer ce qu’il fallait faire. Les multiples commissions d’enquête vont être exploitées politiquement. Enfin, la presse qui est très sage pour l’instant va devenir très critique. Il y aura des enquêtes multiples sur les failles (nombreuses) de cette gestion de crise. Nous allons revenir sur l’affaire des masques, des élections municipales, des tests, de la lenteur de réaction, des multiples annonces contradictoires, le choix du confinement national alors qu’il aurait pu être par département, les errances nombreuses de l’administration française exigeant de multiples agréements, etc. Par ailleurs, il est probable que le virus se réveille de nouveau. Que ferons-nous lors d’une deuxième vague ? Confinerons-nous de nouveau avec les conséquences que nous imaginons ?