Jeffrey Frankel, professeur de Formation et de croissance du capital à l’Université Harvard, ancien membre du Conseil des conseillers économiques du président Bill Clinton. Il est associé de recherche au National Bureau of Economic Research des États-Unis.
Comment étancher la soif de l’Ouest américain ?
Une méga sécheresse – la pire depuis 1 200 ans – ravage l'Ouest américain depuis vingt ans, alimentant des incendies de forêt et exacerbant les pénuries chroniques d'eau dans la région. À mesure que les températures mondiales continuent d'augmenter, les sécheresses sévères deviennent de plus en plus fréquentes et de plus en plus intenses – une tendance qui ne se limite pas aux États-Unis. L'Europe du Sud, l'Afrique de l'Est et du Nord, l'Australie et certaines parties de l'Asie et de l'Amérique latine sont également aux prises avec une pénurie extrême d'eau.
Le 22 mai 2023, sept États américains de l'Ouest ont conclu un accord historique visant à réduire l'extraction de l'eau du fleuve Colorado dévasté par la sécheresse. L'Arizona, la Californie et le Nevada se sont engagés à réduire de 14 % leur consommation dans le bassin du fleuve Colorado, une source d'eau vitale pour environ 40 millions de personnes, d'ici 2026.
Même lorsque les économistes croient fermement qu'ils ont une solution à un problème, leurs propositions sont souvent négligées dans les délibérations politiques. La rareté de l'eau en est un excellent exemple. Les manuels d'introduction à l'économie expliquent que lorsque la politique publique maintient artificiellement le prix d'une ressource en dessous de sa valeur fondamentale, il en résulte une forte demande, une faible offre et des pénuries inévitables. Par conséquent, les économistes préconisent une augmentation du prix de l'eau par le biais d'une tarification du marché.
Selon ce raisonnement, la hausse des prix encourage la conservation, en particulier dans les régions où l'eau est actuellement gaspillée dans des utilisations inutiles ou inefficaces. Une telle réforme, qui profiterait à la majorité des habitants, est préférable à la triste perspective d'une pénurie d'eau.
Qu'est-ce qui empêche une généralisation du mécanisme des prix pour réduire la consommation d'eau ? La réponse est contenue dans un fait simple : les quelques perdants éventuels d'une telle tarification du marché sont bien plus intéressés par la question que ceux qui risquent d'en bénéficier - et sont à ce titre prêts à voter, à être des bailleurs de fonds et à travailler pour des campagnes consacrées à ce problème particulier.
Comme l'a fait remarquer feu l'économiste politique Mancur Olson dans son livre de 1971 Logique de l'action collective, il est beaucoup plus difficile d'informer et d'organiser un grand nombre d'individus dispersés qu'un petit groupe d'intérêts concentré, comme les producteurs bénéficiant de la protection des pouvoirs publics. Cette dynamique est à l'origine de nombreuses politiques publiques ayant des effets de distorsion.
Il est encore plus difficile de surmonter l'opposition de quelques personnes bénéficiant du statu quo lorsque la réforme proposée s'attaque à un problème que l'opinion publique ignore. Mais tout le monde est bien conscient de la crise de l'eau et la solution des économistes ne fait même pas partie de la conversation. Bien que l'accord sur le fleuve Colorado ait été salué comme un exploit historique, l'attribution de l'utilisation de l'eau entre trois États ne suffit pas à résoudre le problème sous-jacent : la demande dépasse l'offre.
La demande excessive d'eau est évidente dans les aquifères appauvris et les réservoirs qui s'assèchent. Avec des niveaux d'eau ayant chuté à des niveaux historiquement bas, le lac Mead, le plus grand réservoir américain, approche maintenant du statut de « bassin mort ». Cela signifie que les niveaux d'eau pourraient baisser en-deçà du niveau nécessaire pour atteindre les vannes du barrage Hoover, arrêtant le débit du fleuve Colorado et coupant complètement l'approvisionnement en eau en aval.
De nombreux Américains seront choqués d'apprendre que le plus grand utilisateur d'eau dans l'Ouest n'est pas une grande ville comme Los Angeles ou Phoenix, mais plutôt l'industrie de la luzerne. La luzerne et le foin représentent 37 % de l'utilisation de l'eau dans le bassin du Colorado. Ces cultures (entre autres), qui sont principalement utilisées comme aliments du bétail, consomment 70 % de l'eau prélevée sur le fleuve Colorado. Le coton est la prochaine culture la plus gourmande en eau, suivie par le blé, le maïs, l'orge et des récoltes plus réduites comme les amandes et le riz. Au total, l'irrigation représente 79 % de la consommation en eau de la région.
Des modèles similaires se retrouvent dans d'autres régions de l'Ouest américain. La consommation totale d'eau urbaine – dont les utilisations résidentielles et commerciales – ne représente que 11 % de la consommation d'eau dans les États de l'Ouest. Les populations combinées de Los Angeles, San Diego, Phoenix, Las Vegas et de toutes les autres villes du Sud-Ouest américain consomment moins d'eau que la luzerne seule.
Les agriculteurs soutiennent que sans accès à une eau relativement abordable pour des cultures fourragères comme la luzerne, le coût du bœuf et des produits laitiers risque d'augmenter. Mais pourquoi le public américain devrait-il subventionner la production de bœuf et des produits laitiers ?
En dehors de l'écart entre le prix actuel de l'eau et le prix d'équilibre du marché, qui est une forme de subvention, le gouvernement américain a financé la construction et l'entretien du barrage Hoover et d'autres infrastructures essentielles en matière d'eau dans l'Ouest. Les agriculteurs ne considèrent peut-être pas ces subventions comme des subventions, mais c'est parce qu'ils comptent sur les aides d'État depuis si longtemps qu'elles sont partie intégrante du paysage.
Taxer l'eau, la luzerne ou le bœuf pourrait s'avérer plus efficace pour atteindre des objectifs sanitaires et environnementaux cruciaux que les efforts des médecins et des activistes pour persuader les Américains de consommer moins de viande rouge. Certes, les libertaires vont s'opposer à des taxes de ce genre. Mais quelle justification peut-il y avoir à subventionner l'utilisation de l'eau et la croissance de cultures très gourmandes en eau comme le riz dans les régions arides ?
Cela dit, le gouvernement devrait indemniser les groupes qui, sans cela, seraient perdants en cas d'augmentation du prix de l'eau, comme les agriculteurs et les consommateurs à faible revenu. Dans le cadre de l'entente sur le fleuve Colorado, le gouvernement fédéral devrait verser 1,2 milliard de dollars de compensation à ceux qui conservent l'eau. En augmentant les prix, le gouvernement pourrait générer beaucoup plus de fonds pour de tels paiements sans nuire au budget fédéral.
La mise en œuvre d'une tarification du marché pour remédier aux pénuries d'eau risque de se heurter à des complications pratiques, à des barrages politiques et à des contraintes historiques. Mais des solutions innovantes pourraient les surmonter. Par exemple, des programmes pilotes pourraient mettre à l'épreuve la volonté des consommateurs de conserver l'eau. Les mécanismes du marché pourraient être considérablement étendus : grâce à eux, les gouvernements achètent les droits d'accès à l'eau des agriculteurs ou les paient pour réduire leur consommation d'eau (par exemple, en changeant de cultures ou en améliorant les techniques d'irrigation).
La crise de l'eau qui frappe actuellement l'Ouest américain pourrait servir à perturber le statu quo, à modifier l'état d'esprit de l'opinion publique à la solution radicale consistant à permettre à l'offre et à la demande de déterminer le prix de l'eau - et à surmonter l'inertie politique qui a conduit à la difficile situation actuelle.
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