Jeffrey Frankel est professeur de formation du capital et de croissance du capital à l’université de Harvard. Il a été membre du Conseil des conseillers économiques du président Bill Clinton.
USA : les propositions budgétaires des Républicains sont désastreuses
La solvabilité à long terme de la dette publique des USA est à nouveau sur le devant de la scène, mais ce n'est pas à cause de la crise du plafond de la dette qui a été résolue fin mai, seulement quelques jours avant que les caisses du Trésor américain ne soient vides. Cette dette est à nouveau sous les feux de l'actualité en raison de la hausse rapide des taux d'intérêt au cours de l'année dernière.
Tant que les taux d'intérêt nominaux et réels étaient quasi nuls, l'Etat fédéral pouvait continuer à emprunter. Mais la hausse des intérêts de la dette publique et l'attente de nouvelles hausses en 2023 et 2024 sont devenues une contrainte majeure qui pèse sur la politique budgétaire. Le pic d'inflation de 2021-2022 a entraîné une diminution du ratio dette/PIB, mais maintenant que l'inflation ralentit, le paiement des taux d'intérêt réels est appelé à augmenter.
De manière plus générale, une politique budgétaire avisée remplit deux conditions :
- Elle doit être contre-cylique. Les dirigeants politiques doivent augmenter les dépenses ou diminuer la fiscalité pour stimuler l'économie en réponse aux récessions, et diminuer les dépenses ou augmenter la fiscalité en réponse aux reprises économiques.
- Elle doit être durable. La croissance de la dette doit être inférieure à celle de l'économie afin que le ratio dette/PIB diminue.
Le plus souvent la politique budgétaire des USA est contre-cyclique, mais il reste de la marge pour une amélioration. Le gouvernement de George W. Bush en 2008 et celui de Barak Obama en 2009 ont à juste titre augmenté les dépenses lors de la Grande récession. Mais cette stratégie, dont l'ampleur a été réduite après que les démocrates ont perdu la majorité à la Chambre des représentants lors des élections de mi-mandat en 2010, n'a pas suffit pour susciter une reprise économique rapide. Il a fallu attendre mai 2018 pour que le taux de chômage tombe finalement en dessous de 4%.
De même, le gouvernement de Trump en 2020 et celui de Biden en 2021 ont augmenté à raison les dépenses publiques pour palier aux conséquences économiques de la pandémie de COVID-19. Mais cette fois, les dirigeants politiques ont surréagi : alors que le taux de chômage est devenu inférieur à 4 % en décembre 2021, l'expansion budgétaire excessive a contribué à alimenter la flambée inflationniste des deux dernières années. Néanmoins les autorités se sont montrées rapides et efficaces dans leur politique budgétaire lors des deux dernières récessions.
Mais en terme de durabilité, leur politique budgétaire est médiocre. Pris dans les fluctuations à court terme, il est facile d'oublier la trajectoire à long terme. La dette publique (en pourcentage du PIB) a atteint un pic à la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle a ensuite progressivement diminué jusqu'aux réductions d'impôts décidées par Reagan dans les années 1980 qui ont conduit à des déficits records. Depuis lors, le ratio dette/PIB n'a cessé d'augmenter, pour se rapprocher en 2020 de son record de 1946. Ce n'est que dans la période 1996-2000, sous la présidence de Clinton, que cette tendance s'est inversée provisoirement.
A considérer les projections à long terme, le ratio dette/PIB va probablement continuer d'augmenter, car le vieillissement rapide de la population américaine entraîne une hausse des dépenses obligatoires (à caractère social). Selon un récent rapport du Bureau du budget du Congrès, les dépenses consacrées à la retraite passeront de 4,8 % du PIB en 2022 à 6 % en 2033, et les dépenses de Medicare (l'assurance maladie pour les personnes âgées) de 2,8% du PIB à 4,1% du PIB. Le rapport prévoit que le ratio dette/PIB dépassera son pic de 1946 en l'espace d'une décennie et passera de 98 % à 118 % du PIB entre 2023 et 2033. Étant donné que le taux de hausse des intérêts et des dépenses obligatoires devrait dépasser celui de la croissance économique, la dette fédérale devrait atteindre 195 % du PIB en 2053. Dans un discours récent, l'ancien secrétaire au Trésor Lawrence Summers a prédit de manière convaincante que la trajectoire de la dette américaine pourrait se creuser encore davantage.
On peut penser naïvement que les ultra-conservateurs autoproclamés qui se sont opposés avec véhémence au relèvement du plafond de la dette ont des propositions viables pour éliminer le déficit fédéral et revenir à une dette solvable. Le retour à une dette supportable est d'ailleurs la raison d'être du conservatisme budgétaire américain, mais ce dernier est devenu une sorte d'OVNI - au moins au sein du parti républicain.
Les républicains ultraconservateurs prétendent équilibrer le budget en réduisant les dépenses fédérales sans toucher aux retraites, à Medicare et à d'autres programmes d'assurance maladie. En février, une élue républicaine de la Chambre des représentants, Marjorie Taylor Greene, a interrompu le président Biden lors de son discours sur l'état de l'Union en le traitant de "menteur". Elle était apparemment indignée par la petite phrase du président selon laquelle certains républicains du Congrès sont favorables à une réduction des dépenses consacrées à la retraite et à Medicare.
Les ultra-conservateurs ne semblent pas comprendre que les dépenses obligatoires représentent sensiblement la moitié des dépenses de l'Etat fédéral et qu'elles sont en nette augmentation. L'année dernière elles représentaient 49% des dépenses de l'Etat, voire 63% si l'on y ajoute les subventions agricoles et les autres mesures de soutien aux salaires. Les conservateurs souhaitent aussi une augmentation des dépenses militaires. La combinaison du payement des intérêts de la dette et des dépenses militaires compte pour 20% des dépenses publiques, et cette proportion est probablement appelée à augmenter. Il est à noter que les allocations versées aux anciens combattants ne sont comptabilisées ni dans les dépenses obligatoires, ni dans les dépenses militaires.
Bien entendu, les ultra-conservateurs ne veulent pas augmenter les impôts. Cela implique que les républicains veulent diminuer la part restant disponible du budget fédéral. Mais hormis la défense, les dépenses discrétionnaires ne représentent que 16% des dépenses de l'Etat fédéral. Inutile de dire que leur diminution ne suffira pas à équilibrer le budget.
C'est une simple question de calcul : le déficit budgétaire s'élève à 1 400 milliards de dollars et les dépenses discrétionnaires (si l'on ne tient pas compte de celles consacrées à l'armée) devraient atteindre 900 milliards de dollars cette année. En outre, diminuer toutes les dépenses discrétionnaires (hors les dépenses militaires) suppose de supprimer le contrôle du trafic aérien, les forces de maintien de l'ordre, le contrôle de l'immigration, les parcs nationaux et les services météorologiques. Même si ces réductions étaient réalisables, on serait encore loin du retour à l'équilibre budgétaire.
Pour que la dette redevienne solvable, les dirigeants politiques doivent freiner la croissance des dépenses sociales obligatoires, notamment en matière de retraite. Ils doivent aussi augmenter certains impôts tout en réformant le système fiscal pour le rendre plus efficace et plus équitable. Cela suppose de donner aux services fiscaux (IRS, Internal Revenue Service) les moyens voulus pour remplir leur mission.
Ces mesures sont en accord avec les principes budgétaires conservateurs que les élus républicains au Congrès prétendent défendre. En réalité leurs propositions (réductions budgétaires irréalistes, baisses d'impôt mal ciblées et menace de laisser les USA faire faillite si le budget des services fiscaux n'est pas réduit) assombrissent encore davantage les perspectives budgétaires à long terme de l'Etat fédéral.
© Project Syndicate 1995–2023