« Flotte fantôme » – l’expression convoque immédiatement un imaginaire de conte fantastique. Tout le monde connaît la légende du Hollandais volant, ce navire maudit condamné à errer sur les océans, conduit par un équipage de squelettes et de fantômes, qui a inspiré aussi bien Richard Wagner que Walt Disney. Il n’est donc pas surprenant que l’expression « flotte fantôme » ne soit ni un terme juridique, ni un terme réglementaire, mais une invention de journalistes. Outre quelle est enfantine, l’expression a l’inconvénient de détourner l’attention de la réalité de cette flotte clandestine composée de centaines de navires.
Qu’est-ce que la « flotte fantôme » russe ?
Rappelons le contexte de son apparition. En 2022, afin d’affaiblir économiquement la Russie pour gêner sa guerre contre l’Ukraine, l’Union européenne a décrété un embargo sur le pétrole russe transporté par voie maritime. Cet embargo a été accompagné d’une mesure de plafonnement du prix du pétrole à 60$ le baril. Cette sanction n’a pas été prise seulement par l’UE, mais aussi par le G7 et l’Australie, soit l’ensemble du monde occidental et ses proches alliés. En réaction, Vladimir Poutine a signé un décret interdisant la vente de pétrole russe aux pays qui appliqueraient ce mécanisme de plafonnement. La Russie étant le second exportateur de brut (après l’Arabie saoudite) son retrait du marché pétrolier aurait de graves conséquences : pénurie, inflation, etc. Le fait est que l’économie mondiale ne peut se passer du pétrole russe… Dès lors que les grandes compagnies maritimes occidentales ne pouvaient plus (au risque d’être sanctionnées par leur propre pays) transporter le pétrole russe, il était inévitable que se forme une flotte clandestine qui se charge de le convoyer vers les pays n’appliquant pas les sanctions, notamment la Chine et l’Inde.
Selon un rapport du 30 mai 2024 de Lloyd’s List Intelligence, une société d’information dédiée à la communauté maritime mondiale, cette « flotte fantômes » compterait environ 600 tankers âgé de 15 ans ou plus. Ces informations ont généralement été reprises par les médias sans être mises en perspectives. Ainsi le 2 juillet 2024 sur France culture : « La flotte fantôme russe, constituée de pétroliers en mauvais état, sans assurance, navigue en mer Baltique, au large de l’île suédoise de Gotland, à une centaine de kilomètres des rives occidentales de la Lettonie. Plusieurs journaux craignent que cette flotte fantôme ne cause une marée noire. » Cette déclaration comporte au moins deux approximations.
Premièrement, sur l’état de la flotte. Un pétrolier n’est pas une voiture, sa durée de vie est beaucoup plus longue. C’est pourquoi un navire qui a 15 ans n’est pas nécessairement « en mauvais état ». 40 % de la flotte mondiale a ainsi plus de 15 ans et tous les ports, y compris les ports européens, acceptent l’accostage des pétroliers ayant cet âge. Le facteur clef est l’entretien des navires, bien plus que leur âge.
Deuxième, la flotte clandestine qui transporte le pétrole russe, n’est pas « russe ». Il n’existe en effet pas de flotte entièrement au service de la Russie, pas plus qu’à celui de l’Iran ou du Venezuela (un autre producteur de pétrole lourdement sanctionné). Selon le site spécialisé Safety4sea, les navires transportant le brut de ces pays font partie de la flotte mondiale et exercent leurs activités au-delà de ces pays. La notion d’une « flotte fantôme » distincte, bâtie de toute pièce pour échapper aux sanctions, est donc largement exagérée. Beaucoup des navires qui composent la flotte clandestine servent en réalité plusieurs clients et transportent des cargaisons non sanctionnées en plus du pétrole russe. La « flotte fantôme » est donc moins une entité distincte et secrète, composée de vieux navires, qu’un sous-ensemble du réseau mondial de transport pétrolier, opérant à la fois sur des marchés sanctionnés et non sanctionnés.
Une autre déclaration de France culture aurait mérité d’être mise en perspective. Il s’agit du fait que les navires de la flotte clandestine navigueraient « sans assurance ». C’est là une conséquence directe des sanctions prises par l’UE, le G7 et l’Australie. Pour être efficace, le plafonnement du prix du baril à 60$ a été accompagné de l’interdiction pour les entreprises basées dans les pays signataires de fournir des services, notamment d’assurance ou de réassurance, permettant le transport maritime de pétrole vendu au-delà du prix plancher.
En d’autres mots, les assureurs de l’Union européenne et du Royaume-Uni, qui en 2022 détenaient 90 à 95% du marché de l’assurance P&I (qui couvre les risques de dommages environnementaux comme les marées noires), n’ont plus le droit d’assurer des cargaisons de pétrole vendues au-delà de 60$ le baril. Le mécanisme n’a cependant pas fonctionné comme prévu. En effet, le prix des cargaisons est le plus souvent protégés par des accords de confidentialité et n’est donc connu que par les négociants en pétrole. Devant cette incertitude, les assureurs occidentaux se montrent réticents à assurer les pétroliers transportant du pétrole russe, quand bien même les sanctions ne leur interdiraient pas de le faire.
Les assureurs occidentaux ayant quitté le marché, ils ont été remplacés soit par de grands assureurs russes, comme Ingosstrakh, soit par de petites sociétés nouvellement crées. Ces dernières sont moins fiables car trop peu capitalisées. Selon Politico, les navires « ne disposent alors pas d’une assurance crédible ». Il arrive même que les assureurs occidentaux ne soient pas remplacés du tout et que certains navires soient exploités sans aucune assurance ! Dans les deux derniers cas (petits assureurs ou absence complète d’assurance), en cas d’incident impliquant les navires de la flotte clandestine, les dommages seront mal ou pas couverts. De ce point de vue, France culture a raison de souligner les risques de « marée noire »… Il est cependant regrettable que ces risques soient le résultat de sanctions occidentales mal pensées.
L’interconnexion entre la flotte russe et le commerce pétrolier mondial met en évidence les défis liés à la conception et à l’application des sanctions dans un secteur aussi vaste, complexe et central pour l’économie mondiale, que le transport international de pétrole. Alors que la guerre entre la Russie et l’Ukraine ne semble pas devoir s’arrêter bientôt, il est important que l’UE pèse au trébuchet les conséquences des sanctions passées et à venir qu’elle a prise et souhaite prendre contre son grand voisin. Tout faux pas en ce domaine risque de nuire à ses intérêts et par là à compromettre l’aide nécessaire qu’elle doit apporter à l’Ukraine.