Le rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) dont Le Figaro (édition du 26 mars 2017) a pu prendre connaissance montre, comme on pouvait s’y attendre, que le temps de travail effectif des fonctionnaires de l’Etat est, au total, sensiblement inférieur à ce que prévoient les textes. Selon l’IGF, 190 000 agents bénéficient de dérogations injustifiées qui représentent, en nombre d’heures de travail, l’équivalent de 30 000 postes à temps plein.
Un calcul spectaculaire mais insignifiant
Ce chiffre constitue indéniablement une donnée intéressante. Mais il semble résulter d’une approche purement comptable et réglementaire qui, elle, est à l’origine de dysfonctionnements autrement importants. En effet, ces quelque 4,8 millions d’heures qui manquent à l’appel correspondent à des dérogations dûment codifiées, qui n’ont pas forcément un impact important sur le travail effectué.
Prenons un cas dont l’importance numérique est conséquente, celui des agents administratifs de l’enseignement secondaire. Comme ils « ne peuvent pas choisir leurs vacances, ils bénéficient automatiquement de deux jours supplémentaires ». Peut-être est-ce injustifié, mais tout dépend de la façon dont les deux jours en question se positionnent, car il y a des périodes « de bourre », où tout le monde doit être à la manœuvre, et des périodes très « relax », où les agents administratifs peuvent être présents en nombre restreint sans que cela ait aucun inconvénient. Un établissement bien géré fait en sorte, comme un super ou hyper marché, d’avoir un effectif présent adapté à la charge de travail, qui n’est pas constante tout au long de l’année.
Les calculs de l’IGF, à moins que le journaliste du Figaro qui a eu entre les mains ce rapport (qui ne m’est pas accessible) ait mal fait son travail, sont purement comptables : ils additionnent les heures comme si elles étaient d’égale intensité. Pour un économiste, ce n’est pas admissible. Il y a des jours bien tranquilles, où l’on peut à loisir prolonger les pauses café et les discussions sur la pluie et le beau temps, et d’autres où pas une minute ne doit être consacrée à autre chose qu’au travail. Le « jour du maire » dans les administrations municipales, comme le « jour du ministre » dans les ministères peut être une excellente chose s’il est pris en période de faible activité, et un désastre s’il provoque la fermeture de nombreux guichets précisément les jours d’affluence. Une analyse qui n’est pas assez fine pour prendre en compte ce distinguo fondamental permet de faire un gros titre dans les médias, mais son utilité est voisine de zéro.
A quand une vraie gestion des administrations publiques ?
Le rapport de l’IGF se rapproche de l’étude des vrais problèmes lorsqu’il s’étonne du fait que les surveillants de prison qui travaillent en horaires décalés, nuit, week-end et jours fériés, ont un temps de travail supérieur à celui de leurs collègues « en poste fixe », c’est-à-dire aux horaires compatibles avec une vie familiale et relationnelle normale, et à celui des travailleurs sociaux des services d’insertion et de probation, qui s’occupent des condamnés non emprisonnés. Les allègements d’horaires pour cause d’horaires atypiques ou de pénibilité du travail posent un problème de gestion tout-à-fait important – le type même de question qu’il faut aborder pour améliorer la productivité des services publics et l’équité entre salariés.
Mais n’oublions pas que les questions centrales sont celles de la qualité et de la productivité du travail. Deng Xiaoping, l’homme qui à la fin des années 1970 et durant la décennie 1980-1990 amorça la transformation de la Chine, la mettant sur le chemin de l’efficacité où elle a marché à pas de géant, disait : « peu importe que le chat soit blanc ou noir pourvu qu’il attrape les souris ». Si j’étais ministre de la fonction publique, j’afficherais certainement cette maxime, en gros caractère, sur le mur derrière mon bureau. Il ne sert à rien de faire rester des fonctionnaires à glander dans des bureaux et des salles de réunion. Que nous importe qu’ils fassent bien les 1607 heures qui constituent le quantum annuel légal, s’il n’en ressort pas grand-chose ?
Aurélie Boulet nous en apprend bien plus, dans son témoignage Absolument débordée ! ou le paradoxe du fonctionnaire. J’ignore si elle avait lu Michel Crozier, et par exemple son remarquable ouvrage Le phénomène bureaucratique, qui date de 1963, lorsqu’elle poussa en 2010 son cri d’indignation face à la gabegie de la mairie où elle était censée travailler, mais où, en fait, on lui demandait surtout de ne pas déranger le train-train d’une administration inefficace aux effectifs pléthoriques.
Notre grand sociologue analysait il y a plus d’un demi-siècle « la rigidité et l’isolement des rôles, l’impersonnalité et la résistance au progrès » des bureaux qu’il avait soigneusement observé. Ces facteurs de sous-productivité n’ont pas disparu avec la numérisation des activités. De plus, les administrations manifestent une assez forte propension à mettre en place des systèmes informatiques dont la qualité et l’adaptation aux besoins ne sont pas évidentes, comme on l’a vu avec Louvois, le logiciel de paie des armées, et quelques autres. Par rapport aux énormes problèmes d’organisation des services et de culture du travail efficace dont souffrent nos administrations, le décompte des heures de travail auquel s’est livré l’IGF manifeste surtout la prégnance de cet esprit bureaucratique analysé avec gravité par Michel Crozier et avec humour par Aurélie Boulet.
Que faire ?
Une vraie gestion de nos administrations devrait s’appuyer sur deux piliers. Primo, la disparition des doublons inutiles. L’exemple le plus frappant est celui des retraites : le passage à un système unique permettrait d’économiser plusieurs dizaines de milliers d’emplois et plus de 2 Md€ chaque année. Secundo, la formation du personnel de direction : du chef de bureau au secrétaire général de ministère, la proportion des fonctionnaires ayant les compétences et qualités requises pour faire fonctionner de façon efficace l’équipe dont ils ont la responsabilité est probablement assez faible. Être passé par l’ENA ne signifie pas que l’on a les qualités et savoir-faire requis pour organiser et stimuler une équipe, pour lui donner le sens et les moyens du travail fait bien et rapidement.
Le poisson, dit-on, pourrit par la tête. Je préfère dire qu’il se régénère par la tête. Nous devrions régénérer le personnel de direction sous les ordres duquel œuvrent quelque cinq millions de travailleurs des administrations publiques, sans oublier d’élaguer et de modifier les textes qui, trop souvent, ligotent les « chefs » les plus dynamiques. Le constat de l’IGF, sans être inutile, semble être trop convenu, trop déterminé par l’esprit bureaucratique, pour constituer le fer de lance de la réforme dont a besoin l’administration française.
Rappelons l’une des premières phrases d’un grand patron devenu ministre des finances, Francis Mer, dans son ouvrage Vous, les politiques (Albin Michel, 2005) : « L’administration n’est pas gérée, au plein sens du terme, et aucune réflexion n’a été menée depuis bien longtemps sur ce sujet en France. » Ecoutons Francis Mer, terminons-en avec la bureaucratie, et que vienne enfin le temps de la gestion !