De l'analyse des raisons poussant des individus à passer du côté "obscurement débile de la force" ("Education, Poverty and Terrorism: Is There a Causal Connection?" Journal of Economic Perspectives, 2003) au coût économique du terrorisme ("The Economic Costs of Conflict: A Case Study of the Basque Country" American Economic Review, 2003), les économistes s'intéressent depuis de nombreuses années aux effets/raisons/impact du terrorisme. Bien que cela puisse paraître étrange/futile de parler d'économie au lendemain de l'attaque barbare de Charlie Hebdo, le Captain' va tout de même essayer de vous présenter l'analyse et les conclusions d'un excellent papier de recherche écrit par le Prix Nobel d'Economie Gary S. Becker en 2011, "Fear and the Response to Terrorism: An Economic Analysis", en montrant les liens existants entre terrorisme, rationalité des individus et rôle des médias.
Le terrorisme entraîne la peur. Et la peur modifie le comportement des agents, et ce d'une manière pouvant être vue comme irrationnelle pour un économiste. En effet, entre avant-hier et aujourd'hui, la probabilité pour un individu en France d'être touché par un attentat est en réalité quasiment la même ; ou tout du moins, même si on imagine que le risque réel soit un plus élevé, le faible changement de la probabilité d'un acte terroriste ne doit pas, en théorie toujours, avoir d'impact sur le comportement de chacun, et donc ne devrait pas avoir d'impact économique. Et pourtant... Aux Etats-Unis par exemple, après les attentats du 11 septembre, le trafic aérien a diminué de 15 points de pourcentage ! Et combien de personnes aujourd'hui en France ont changé leur comportement, en évitant de prendre le métro ou bien en restant chez eux plutôt que d'aller faire les soldes dans les grands centres commerciaux ?
Les modèles économiques classiques ne parviennent pas à expliquer ce genre de comportement, et c'est pourquoi de nouveaux modèles se sont développés, en essayant de comprendre le comportement des individus.
Attention :
l'objectif n'est absolument pas de minimiser l'importance de ce qui s'est déroulé hier en France, mais simplement de voir que d'un point de vue probabiliste, le fait que deux extrémistes intégristes (ou "connards", au choix) aient assassinés 12 personnes ne changent rien à la probabilité que vous, individu français, soyez touchés par un attentat dans les jours à venir.
"Since neither the standard expected utility model nor its state-dependent version explains why negligible changes in the probability of being harmed have such substantial effects on individual choices, researchers have naturally focused on behavioral explanations, including bounded rationality, to account for the seemingly disproportionate response of people to terrorist acts." Becker & Rubinstein
Pour essayer de répondre à cette question, Becker & Rubinstein se sont intéressés à la réaction des habitants israéliens aux actes terroristes durant l'Intifada "el-Aqsa" des années 2000, en étudiant plus précisément le lien entre le nombre de tickets de bus vendus chaque jour et les attaques terroristes (date, type d'attaque, nombre de victimes...). Si vous aimez l'économétrie, le papier de Becker & Rubinstein est une petite mine d'or. Sinon (bouh le pas #geek !), la première conclusion du papier, assez logique et n'apportant dans le fond pas grand chose, est de dire qu'il existe une causalité significative entre la variable "nombre de blessés via des attaques contre un bus public" et la variable "nombre de ticket de bus vendus" (en valeur, prix constant), comme le montre le graphique ci-dessous (baisse d'environ 10% durant la période de l'Intifada).
Mais il y a une analyse beaucoup plus intéressante ! Les auteurs ont montré que cette réduction significative de l'usage des transports publics était très fortement corrélée à la couverture médiatique de l'attaque. Pour le dire autrement, lorsque les médias ne relaient pas (ou peu) l'information d'une attaque, comme c'est le cas le samedi ou durant les vacances (pas de presse écrite en Israël ces jours là), les individus ne changent pas leurs comportements ! Cette conclusion semble de plus être confirmée par le fait que cette relation entre "terrorisme et usage du bus" est particulièrement importante pour les habitants des familles "peu éduquées", qui peuvent être plus facilement influencés par les médias. Les trois petites étoiles surlignées ci-dessous montrent que la relation est significative seulement pour les jours de la semaine, mais pas durant les vacances (lorsqu'il n'y a pas ou peu de couverture médiatique).
"The results are striking. While we find a large impact of suicide attacks during regular media coverage days, we find almost no impact of bus-related attacks when they are followed by either a holiday or a weekend. Moreover, the large impact of suicide attacks followed by regular weekdays' media coverage is found mainly in the use of bus services by the less educated families, consistent with the view that media coverage tends to have a larger impact on the less educated and among occasional users of bus services who have weaker economic incentives to invest in overcoming fear." Becker & Rubinstein
Conclusion : Le Captain' n'est pas le meilleur pour les conclusions philosophiques, mais une chose est importante : Ne pas avoir peur ! La probabilité d'attentat n'a en réalité pas significativement changé, et vous avez toujours plus de chance de mourir demain en traversant la rue que dans une attaque terroriste. Avoir peur serait donner raison aux terroristes ! Et si regarder iTélé ou BFM TV 24h/24 vous angoisse, vous avez même le droit de regarder NRJ12 ou D8 ce soir ! Bon Gary Becker le dit mieux que le Captain' je crois ... "Policy makers and academic research should neither ignore human emotions such as fear, nor human behavior, such as the rational choice to invest in controlling fear"
Doctorant en économie à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et professeur d'économie à l'IESEG Paris, Thomas Renault est le créateur du site Captain Economics, un blog ayant pour but de démystifier l'économie, en abordant cela sans prise de tête ni prise de parti.