La crise provoquée par l’épidémie de Covid-19 soulève une multitude d’interrogations sur ses effets et ses conséquences à court et moyen-long terme, au point parfois de donner l’impression de ne rien pouvoir anticiper ni prévoir. Ce n’est pas faux. Dire de quoi sera fait demain est à peu près impossible dans la situation présente et il faudra vraisemblablement un temps relativement long avant d’être en mesure de se faire une idée plus précise de la trajectoire de l’économie mondiale post-pandémie.
Il serait néanmoins erroné de penser que les caractéristiques essentielles de ce qui façonnait les projections économiques de moyen-long terme avant la crise du Covid-19 se soient évaporées avec cette dernière. En l’occurrence, tout l’inverse s’observe : le surendettement généralisé de ces deux dernières décennies va connaître une expansion considérable ; le vieillissement démographique ne va pas s’arrêter et ses conséquences seront d’autant plus ressenties que l’endettement sera élevé et la croissance rabotée par les conséquences de la crise sanitaire ; le processus de démondialisation, déjà largement amorcé, va s’accélérer ; les enjeux climatiques, qui posent depuis longtemps la question de la soutenabilité de notre modèle de croissance, n’ont pas fini de se rappeler à nous comme ils viennent de le faire à travers la pandémie de Covid-19 ; enfin, le creusement des inégalités, violemment accentué par la crise sanitaire, risque de l’être plus encore par chacun des phénomènes mentionnés ci-dessus. Les principales caractéristiques du monde de l’après pandémie sont effectivement les mêmes que celles du monde d’avant, en pire. Et c’est en partant de ces constats que se précisent les pourtours des réponses les plus appropriées à la situation présente.
Rien ne sera plus comme avant
Nombreux sont les commentaires suggérant un changement radical de la situation économique mondiale après la pandémie. Ceux-ci précisent rarement cependant en quoi ces nouveautés pourraient consister. Si l’histoire nous apprend que les pandémies ont effectivement le plus souvent été suivies de modifications en profondeur des modes de vie et d’autant de ruptures économiques, c’est principalement par deux voies : soit parce qu’elles se sont soldées par une très forte destruction des populations à l’origine d’une profonde modification du rapport entre les ressources de travail et en capital, soit parce qu’elles ont précipité la fin annoncée des régimes qui prévalaient avant leur apparition.
Le premier cas ne s’applique pas à la pandémie de Covid-19, en ce sens que, même dans les pays les plus touchés, la proportion de décès reste fort heureusement infime en proportion de la population totale et plus encore par rapport à la population d’âge actif. Rien à voir avec les pertes massives de population provoquées par les grandes épidémies des siècles passés. En l’occurrence, c’est plutôt du côté des risques de trop nombreuses destructions d’entreprises à fort contenu en main d’oeuvre que se concentrent les inquiétudes les plus importantes quant aux conséquences du coronavirus et c’est en ce sens que la réponse par des plans de relance, destinés à reconstruire les bases de nouveaux emplois que la crise aura décimés, est la plus appropriée.
Le deuxième cas correspondrait davantage à la situation économique que nous traversons, illustrée par les dérives d’un modèle à bout de souffle ne trouvant depuis trop longtemps les moyens de s’entretenir qu’au travers d’un endettement chronique aux proportions que nous savons tous insoutenables à long terme. Est-ce ce modèle que le covid-19 serait en mesure de rompre ? On est en droit d’en douter.
Dette, encore et toujours
L’accélération de la tendance à l’endettement sera, on le sait, exceptionnelle aux lendemains de l’épidémie, sans aucun doute plus concentrée et plus importante qu’après la crise de 2008 qui s’était pourtant déjà soldée par une augmentation de près de 40 points de PIB des dettes publiques des pays développés en quelque quatre années.
D’ores et déjà, les mesures adoptées dans l’urgence de la crise sanitaire de ces dernières semaines, pour faire face aux besoins médicaux et limiter les dégâts économiques et sociaux consécutifs au confinement, sont inédites, de 10% à quasiment 30% des PIB des pays développés selon les cas, auxquels il faudra ajouter l’impact des pertes de croissance et d’emploi futures, sans parler des mesures de relance promises par la plupart des dirigeants.
Aux États-Unis, les dernières projections du Congressional Budget Office (CBO), organisme indépendant chargé de l’évaluation des politiques publiques, tablent sur une augmentation de la dette fédérale de 20 points de PIB à horizon 2030, à quasiment 100%, niveau comparable à celui atteint lors de la Seconde guerre mondiale. Établies en mars, ces projections sous-estiment pourtant largement l’ampleur de l’accroissement du déficit fédéral pour cette année, dont on peut raisonnablement penser qu’il s’établira dans la zone de 17% à 20% du PIB, plutôt que les 5% retenus, compte tenu de ce qui a déjà été annoncé par l’Administration américaine ces dernières semaines. Ajoutons à ces projections la dette des États et collectivités locales et l’ensemble du secteur public est en passe de voir son taux d’endettement dépasser allègrement 150% du PIB des États-Unis à horizon 2030, ceci sans prendre en compte du plan de relance en infrastructures envisagé par D. Trump de potentiellement 3000 milliards de dollars, soit 14% du PIB actuel, ni un scénario de croissance et d’inflation possiblement plus faibles qu’envisagé par le CBO...
En Europe où les largesses budgétaires n’ont pourtant pas grand-chose à voir avec celles des États-Unis, l’accroissement des dettes sera également considérable et d’autant plus important que la croissance et l’inflation seront durablement affaiblies. La sensibilité des dépenses publiques à la croissance nominale de l’économie reste très significative, même après les politiques d’austérité pratiquées de 2010 à 2014, et il faut s’attendre, au-delà des mesures d’urgence annoncées ces dernières semaines, à une hausse durable des déficits publics, comme dans la plupart des pays de l’OCDE.
Simultanément, une large part des dispositifs mis en place par les gouvernements et les banques centrales se solderont par une envolée des dettes privées, en tout premier lieu, des entreprises à l’égard desquelles les mesures prises consistent surtout en avances sous forme de prêts garantis.
Les dernières semaines ont déjà été celles d’une exceptionnelle augmentation du crédit. Aux États-Unis, l’enveloppe initiale de 350 milliards de dollars de prêts aux PME ayant été trop vite engloutie par les plus grandes, 310 milliards supplémentaires ont dû être mobilisés en urgence. Et il se pourrait bien que d’autres rallonges soient nécessaires d’ici la fin de l’été pour répondre aux besoins exceptionnels encore à venir.
En zone euro, gouvernements et Commission européenne ont également privilégié l’apport de financements immédiats qui viendront s’ajouter aux taux d’endettement souvent considérablement élevés des entreprises non-financières.
Vieillissement démographique, l’autre incontournable réalité
L’explosion de la démographie de la seconde moitié du vingtième siècle a façonné le monde et conditionné l’essentiel de ce que nous sommes aujourd’hui, son déclin fera de même ou, plus exactement, l’inverse et défera beaucoup de ce qu’a apporté la jeunesse démographique passée, en particulier :
- l’opulence des ressources de travail, qui a soutenu celle de la production et l’élévation du niveau de vie mondial ;
- l’ouverture des frontières, des échanges et des marchés de capitaux qu’a forcé l’accroissement des besoins d’une population en forte croissance, en même temps que la surexploitation des ressources naturelles ;
- l’abondance d’épargne des baby-boomers dans la force de l’âge, qui a permis l’essor de la productivité, avant de devenir un puissant facteur de financiarisation de nos systèmes dont il est peu à peu résulté une économie de rente et, de facto, de dette ; cette dernière étant tout à la fois facilitée par la faiblesse du coût du capital et par la nécessité de compenser les pertes de revenus du travail liées à l’insuffisance de l’investissement productif.
Le vieillissement démographique a déjà commencé à imprimer sa marque sur la demande de biens manufacturés dont les plus âgés ont moins besoin que les plus jeunes. Il s’en est suivi un mouvement de réduction des échanges mondiaux et une perte d’intérêt pour les politiques d’ouverture qui s’est illustrée ces dernières années par la recrudescence du protectionnisme.
Les conséquences économiques de la pandémie amplifieront ces tendances.
Elles aiguiseront selon toute vraisemblance la préférence pour le chacun pour soi qui, dans le meilleur des cas, pourrait se solder par le rapatriement d’activités productives ; mais encore faudrait-il pour cela investissements et main d’oeuvre, qui tendent précisément à se raréfier avec la montée de l’âge médian des populations, simultanément, moins enclines à l’immigration. Vieillissement rime plus facilement avec recroquevillement qu’avec ouverture, quelle qu’elle soit, y compris pour les entreprises internationales qui ont fait de la mondialisation leur raison d’être et d’espérer demeurer.
Les sous-jacents démographiques planétaires continueront selon toute évidence à barrer la route à la mondialisation, que ce soit par la survenance de crises à répétition, épidémies ou dérèglements climatiques de plus en plus déstabilisants, guerres commerciales ou autres conflits. En ce sens, l’obstination de l’Europe à multiplier les accords de libre-échange pour faire valoir aux Américains sa capacité à entretenir le modèle d’hier en dépit des attaques de D. Trump, a quelque chose d’infiniment décalé, tout comme l’était la politique d’austérité qui, en son temps, était censée permettre de mieux profiter d’un monde supposé de plus en plus ouvert lorsque celui-ci n’était déjà plus à l’ordre du jour. L’Europe perd un temps précieux, celui qu’elle devrait consacrer à se mettre en ordre de marche pour affronter dans les meilleures conditions possibles un monde que tout séparera du précédent. Car les conséquences du cocktail en place, qui allie surendettement et vieillissement accéléré, ne soulèvent guère de doutes, elles confisquent toute chance de retour d’une croissance équilibrée post-pandémie de Covid-19.
Surendettement et vieillissement accéléré : zéro chances face à un choc de l’ampleur actuelle
- L’économie mondiale se remettra d’autant plus difficilement de la crise en présence, en effet, qu’elle vieillit et que, ce faisant, sa capacité à investir dans
l’avenir s’en trouve naturellement affaiblie. Raréfaction de l’épargne et moindre appétit pour le risque, que représente en particulier l’investissement dans
l’économie réelle, sont les caractéristiques premières du vieillissement des populations à l’origine de l’appauvrissement économique qui l’accompagne.
- Ce constat ne vaut malheureusement pas que pour le seuls pays développés, lesquels suivent la voie japonaise avec une vingtaine d’années d’écart, mais également pour la deuxième puissance économique mondiale qu’est la Chine, dont la photographie démographique ressemble à s’y méprendre à celle des pays européens les plus rapidement vieillissants. Quant à la démographie américaine, longtemps rajeunie par l’immigration, elle ne l’est plus depuis l’arrivée de D. Trump et sa situation s’européise à grand pas.
-Fonction déclinante de l’âge, la consommation de biens est amenée à constituer une part de moins en moins importante de l’activité économique qui
imposera sans doute de se défaire de structures productives aujourd’hui très influentes, au fur et à mesure du ralentissement de la demande.
- Les pays émergents, qui ont en grande majorité bâti leurs espoirs de rattrapage économique sur la base d’une activité exportatrice structurellement croissante en seront les principaux sacrifiés. Très durement frappés par les conséquences de la crise sanitaire, ils auront d’autant plus de mal à s’en remettre que le socle de ce qui a fait leur croissance structurelle, souvent d’ailleurs dans des conditions très instables, est menacé de toutes parts, qu’il s’agisse du commerce des biens manufacturés, de celui des matières premières et depuis quelques années des activités touristiques et de l’appétit déclinants des épargnants pour le risque qu’ils représentent. Vieillissants pour la plupart eux aussi - à l’exception de l’Inde et de l’Afrique sub-Saharienne- les pays émergents entament sans aucun doute la période la plus critique de leur histoire contemporaine.
Dès lors, que préconiser ?
Les réponses se trouvent majoritairement dans les éléments décrits plus haut, que l’on résumera par les principaux points suivants :
1. L’économie internationale n’a aucune chance de se remettre de la crise en présence sans impulsion de politique économique exceptionnelle.
2. Escompter une reprise de l’investissement privé pour assurer la croissance de demain est vain, comme l’ont prouvé les conditions de ces dernières années d’un monde aux perspectives trop incertaines, trop financiarisé et déjà trop vieux pour être en mesure de mobiliser l’initiative privée dans des proportions nécessaires pour recréer des conditions de croissance suffisantes.
3. L’impulsion devra donc, avant tout, émaner des États, lesquels devront définir des objectifs clairs de politiques structurelles compatibles avec les contraintes en présence et leurs engagements. Ces derniers ont été clairement définis lors de la COP 21 et ont déjà donné lieu à d’importants travaux sur ce qu’ils impliquent et leur mise en application, nous avons nous-mêmes communiqué à plusieurs reprises ces dernières années sur la justification, les moyens et les articulations possibles des programmes de croissance environnementale, dès 2014 puis à nouveau en 2018, dont on retrouve les principales caractéristiques dans la plupart des propositions aujourd’hui formulées par les instituts spécialisés. Il s’agira d’aller plus loin et plus vite que ce que préconisait la COP 21, afin de se donner la capacité maximum de reprendre la main sur les tendances climatiques de long terme et de
mobiliser des efforts à la hauteur des besoins considérables de restauration des sources d’activité et d’emplois.
4. La planification industrielle fait tout son sens pour asseoir un projet de développement structurel dans la durée et donner la visibilité nécessaire à un engagement massif du secteur privé dans la mobilisation des besoins en capital que des politiques discrétionnaires devront encourager.
5. Il incombera aux banques centrales, comme elles l’ont toujours fait dans des situations semblables d’impératif stratégiques de développement, d’assurer le financement de ces projets. Ceci nécessitera une stricte définition des critères de financement décidés par les États en fonction des besoins qu’ils auront privilégiés. Ce préalable sera d’autant plus impérieux que le bilan des banques centrales sera amené à atteindre des proportions inédites qui, pour être légitimes, devront s’inscrire dans le cadre démocratique défini par les gouvernements.
6. Ces politiques nationales ne pourront faire l’impasse d’un soutien aux pays émergents, en premier lieu le plus pauvres, les moins à même d’auto-financer leur transition vers un modèle de développement plus soutenable. Telle n’est pas la voie prise jusqu’à présent par les gouvernements de la planète et il est probable qu’il faille un certain temps pour que les conséquences de la crise finissent par forcer leurs décisions, ce qui justifie la hiérarchie donnée à nos différents scénarii de sortie de crise dans notre présentation. L’hypothèse pourrait, néanmoins, tirer profit d’un certain nombre de changements plus ou moins directement liés aux conséquences de la crise sanitaire en cours.
- Un dérèglement prolongé de la vie économique, imposé par une obligation de conserver des mesures de distanciation plus longtemps que généralement envisagé, obligerait à réorganiser la vie économique sur de nouvelles bases et diminuerait les chances de récupérer tous les plus grands totems de la vie économique d’avant le coronavirus : l’aéronautique en premier lieu, comme bon nombre des industries de transports longue distance. Une telle obligation, en faisant le travail que les responsables politiques ne savent entreprendre par peur d’abandonner des activités jusqu’alors stratégiques sans savoir par quoi les remplacer, pourrait se révéler le meilleur allié d’un changement d’orientation des politiques économiques.
- Une victoire des Démocrates à la présidentielle américaine constituerait un scénario plus rassurant. Face à un pays ébranlé par l’épidémie, ceux-ci pourraient se montrer définitivement plus enclins à engager une politique environnementale d’envergure. La popularité des D. Trump risque, en effet, d’être sérieusement malmenée au fur et à mesure des retombées dramatiques de la crise que traverse l’économie américaine et le candidat J. Biden semble bien placé pour en retirer les bénéfices. On peine incontestablement, en effet, à imaginer que cette impulsion puisse venir de l’Europe, déchirée et bien incapable de faire montre d’une quelconque ambition collective à même de rompre avec les normes économiques passées.
- Enfin, les effets bénéfiques de la paralysie de l’activité sur la pollution atmosphérique ont marqué les esprits et il n’est pas interdit de penser que la prise de conscience qui en a résulté modifie plus profondément que généralement imaginé les comportements des consommateurs, voire de certaines entreprises. L’exigence des populations à l’égard de la responsabilité environnementale des politiques menées devrait s’en trouver accrue, peut-être suffisamment pour pousser au changement avant qu’il ne soit trop tard.