Nous vivons à l'ère de la simplification tous azymuts, alors même que tout devient plus compliqué pour le citoyen lambda. La solution de l'énigme se trouve dans la réponse à la question : mais au fait la simplification est pour qui ? Une fois posée la question la clé de l'énigme va de soi : le producteur habille aux yeux du consommateur la simplification de son propre travail en simplification du service rendu, alors que la simplification du travail du producteur aura pour effet collatéral fréquent une complication de la vie du consommateur.
Les exemples de ce genre de simplification ne manquent pas. En voici un petit florilège.
« Pour simplifier et améliorer notre service, M. Dupont nous vous informons que vous recevrez désormais votre relevé de compte bancaire sous forme dématérialisée par messagerie...Il sera conservé durant deux mois dans votre espace personnel. Nous vous invitons à ouvrir un coffre-fort numérique où vous pourrez le conserver aussi longtemps que vous le désirez...En cas de problème voyez les conditions générales d'utulisation de nos services dans votre espace personnel (et bonne chance au commencement pour localiser icelui...).
Pour plus de confort et éviter les délais d'attente à nos guichets, dit la SNCF, nous vous invitons à réserver votre billet sur internet (et là bonjour les dégâts...) et, pour faire bonne dose, nous vous informons que les horaires imprimés d'horaires de train sont supprimés à compter du 1er janvier 2018 ; par ailleurs les points d'information des clients insuffisamment utilisés sont supprimés, vous n'avez qu'à bien écouter les annonces verbales en gare.
« Merci, nous indique tel autre fournisseur, de bien vouloir régler la somme de X € indiqué sur ce message...En cas de désaccord sur la somme veuillez prendre contact avec nos services à l'adresse internet suivante, merci de ne pas répondre à ce message no reply », ce serait sans doute trop simple pour vous... « Pour toutes questions, contactez nous au 09 … du lundi au samedi de 9 h à 20 h, puis faites 1 ou 2 ou X selon votre besoin, un conseiller va vous répondre, votre temps d'attente prévisible est de 1 à 5 minutes », quitte à entendre 5 minutes après : « désolé, tous nos conseillers sont en ligne veuillez renouveler votre appel ultérieurdment ou saisir votre demande sur notre site www... ».
Il est des moments où la simplification vous monte au nez et où la pellicule civilisationnelle qui rend possible le vivre ensemble est soumise à de fortes tensions ! Au-delà du non service contre lequel on est en but à ce moment là qui est une source de forte contrariété et d'un sentiment d'abandon sans solution notamment en cas d'urgence, c'est surtout le fait que l'on veuille faire passer la « victime » d'une simplification non demandée pour le bénéficiaire, dans une économie dont le modèle officiel reste celui du « client-roi », qui provoque la colère. On se trouve en effet tout d'un coup transposé dans des espaces-temps politiques dominés par la propagande supposés révolus, ou projeté dans un monde digne de 1984 de George Orwell où règne une novlangue destinée à cacher et à transfigurer la réalité et conçue pour manipuler le citoyen-sujet.
Les exemples de simplification qui n'en sont pas pour le pseudo-bénéficiaire existent aussi dans le B to B. Il suffit de penser aux simplifications qui n'en sont pas qu'imposent les « grands monopoles mondiaux » (ou les acteurs disposant d'un pouvoir de marché important) de l'informatique en particulier tel Microsoft, qui simplifie sa politique commerciale en décidant d'arrêter la maintenance de sa suite logicielle à telle date annoncée à l'avance, faisant ainsi de sa nouvelle gamme de logiciels bien plus performante une offre que les clients ne peuvent pas plus refuser que la victime d'un bandit de grand chemin un pistolet braqué sur la tempe ne peut lui refuser sa bourse. Ainsi s'impose un relais de croissance pour le producteur sans aucun intérêt pour l'acheteur et a fortiori l'utilisateur de base qui va devoir perdre du temps et gaspiller de l'énergie pour simplement retrouver ses routines quotidiennes. Le vrai service, que personne ne songe même à réclamer face à ce totalitarisme économique installé par une servitude désormais indiscutée des grands comptes devant ces nouveaux « molochs », consisiterait à ajouter à la version en place quelques fonctionnalités simplificatrices ou nouvelles, faciles à digérer par l'utilisateur lambda. Mais comment justifier alors de faire payer plein pot une amélioration simplement incrémentale ?
La simplification « inside B »
N'oublions pas, pour être complet, la simplification « inside B », la merveilleuse simplification de process vendue par les « Grands Chefs » au petit personnel, appelée à ensoleiller leur quotidien, et accessoirement à justifier les réductions d'effectifs programmés. Ces grands chefs ont été au préalable convaincus en interne par des directions de l'informatique techniquement dépassées et inféodées aux grands pourvoyeurs desdits logiciels sur le marché, que ces « solutions disruptives », en réalité disponibles sur étagère chez ces « Merlin » de l'informatique, seraient pourvoyeuses des gains de productivité « considérables, immédiats et croissants avec leur appropriation » et source de qualité de travail. Mais, le résultat concret de ces promesses est souvent en fait un empoisonnement durable du travail de ceux qui les utilisent, une perte de temps ou de confort de travail et, du coup, un atterissage psychologique difficile pour digérer un discours hiérarchique déconnecté du vécu des salariés à la base (voir Christophe Dejours Le Choix : Souffrir au travail n'est pas une fatalité Bayard, 2015).
Le raffinement est porté à son comble lorsque l'entreprise s'efforce, dans un axe stratégique parallèle, de lutter contre les RPS par des plans d'action soigneusement traçables (toujours utiles en cas de pépin). Avec un peu de chance on demandera aux mêmes cobayes de ces « simplifications » aventurées d'expliquer à leurs chefs apprentis sorciers pourquoi les gains de productivité attendus ne sont pas au rendez-vous. On notera au passage dans ces « tranformations numériques» apportant à chacun monts et merveilles, que les seuls sujets oubliés sont le travail et la personne au travail, le travail concret et les salariés réels qui rendent chaque jour des services à des clients en chair et en os et y trouvent des satisfactions quotidiennes aussi importantes que celles procurées par la perception de leur salaire chaque fin de mois.
Il existe bien entendu une large intersection possible entre les simplifications dont souhaitent bénéficier les entreprises et les simplifications de la vie des citoyens, des consommateurs, des clients et des salariés à l'ére du numérique, mais elle n'est pas « mathématique ». Il faut donc s'en soucier, accompagner les transitions, construire les plateformes numériques en se mettant à la place de l'utilisateur, en particulier le moins agile, et surtout veiller à garder la possibilité d'un contact humain possible à tout moment en s'abstenant du rêve d'une délégation totale du service aux machines. Bref, se mettre à la place d'autrui...
Il ne fait pas de doute que transférer de l'argent à l'autre bout de la planète, accéder à ses comptes bancaires par internet, gérer ses comptes à distance, régler ses founrnisseurs par virement sont une commodité et une simplification qui évitent au client de banque de se rendre à sa banque ou d'appeler un chargé de clientèle pour exécuter ces opérations de base sans valeur ajoutée. Elles font partie de ses simplifications « gagnant-gagnant » puisque la banque peut réduire l'effectif salarié consacré à ses tâches et réduire son réseau d'agences sans réduire, au contraire, la qualité du service rendu. Sur ce modèle, les virtualités de simplification mutuelle sont nombreuses.On pourrait par exemple attendre que des services simples comme le transfert d'un compte créditeur au compte débiteur en cas de dépassement de découvert soient proposés aux clients, et dispensent les banques d'un envoi de courrier coûteux qui arrive plusieurs jours après et permet d'appliquer entretemps une commission de pénalité (pour non service rendu).
Le consommateur fait le travail du producteur
Il en va de même pour la possibilité de commander et payer par flashcode l'article que l'on veut acheter ou le livre dont un ami vient de vous parler. La liste des simplifications de vie qui correspondent à des simplifications de la fonction de production et de livraison (une fois le saut dans le numérique opéré par le producteur) est longue. Mais pour s'assurer que l'allongement de la liste de ces services reste véritablement mutuellement profitable il faut que le consommateur, le client, le salarié puisse accéder à un conseil humain, disponible et compétent sur de larges plages horaire sinon 24 h sur 24 pour que personne ne puisse durablement rester coincé face à un automate qui bloque on ne sait pas pourquoi et qui conduit à s'arracher les cheveux ou à la désespérance, notamment ceux qui sont placés du mauvais côté de la fracture numérique.
En fait l'ère du numérique a déclenché un vaste mouvement de transfert du travail répétitif et sans forte valeur ajoutée du producteur vers le consommateur dans les services collectifs et dans l'ensemble du tertiaire, au terme duquel le consommateur va faire depuis la maison une partie du travail qui incombait auparavant au producteur. Un mouvement comparable à celui qui s'est produit lors de la transition du petit commerce vers le grand commerce en libre service, une tendance irréversible puisqu'elle est portée par la technologie numérique puissante et porteuse de très forts gains de productivité pour les prestataires de service. Il convient juste de s'assurer, par le maintien d'un accès multi-canal au service, par l'organisation de la formation de l'utilisateur aux nouveaux produits et services, sur le modèle à diffuser des boutiques Apple, par la mise en place de hotlines accessibles sans délai d'attente excessif, par la possibilité d'avoir un interlocuteur bien réel sur des plages horaires étendues, par l'écoute attentive et pro-active des clients et la prise en compte réactive des réclamations, qu'elle reste sous le contrôle de l'utilisateur final et est bien mutuellement gagnante. Bref que la simplification n'est pas qu'un prétexte à l'amélioration d'un EBITDA (profit) faite sur le dos d'un utilisateur impuissant et sidéré voué à avaler couleuvre sur couleuvre au nom d'un progrès supposé, dont les coûts sociaux, énormes mais diffus, seraient négligés et les bénéfices clients difficilement perceptibles.
Dans un monde informatique où, selon la remarque d'un industriel désabusé, lorsqu'un outil marche mal c'est le client qui se fait engueuler par son fournisseur ou par son service informatique, c'est à la condition que les simplifications passent le test du jugement du bénéficiaire intermédiaire ou final, qu'elles seront soutenues, et même portées par les utilisateurs, qui ne se sentiront pas pris pour le dindon de la farce. L'outil doit servir l'utilisateur, respecter en pratique ce principe simple devrait empêcher que le paradis de l'intelligence artificielle (cet oxymore!) ne conduise tout droit à l'enfer numérique.