Le budget de la sécurité sociale française au sens large du terme, c’est-à-dire y compris les retraites complémentaires, dépasse celui de l’État. Hélas, la conception et la gestion de cet énorme système ne sont pas à la hauteur de son budget. Parmi les critiques que mérite l’organisation de notre Sécu, la plus névralgique concerne la mainmise des hommes politiques sur sa gestion.
Trop de politique, pas assez de gestion
La Sécu au sens strict, c’est-à-dire sans les retraites complémentaires, voit son budget être voté chaque année par le Parlement. Il s’agit d’une procédure législative en trompe-l’oeil, car les projets de loi de financement de la Sécurité Sociale (PLFSS) sont traités comme les projets de loi de finances (PLF) : par application de l’article 49 de la Constitution, le Gouvernement peut contraindre le Parlement à entériner son texte, sauf à adopter une motion de censure, c’est-à-dire à renverser le Gouvernement.
Que contient donc ce texte intrinsèquement gouvernemental, déguisé en loi de la République comme s’il s’agissait de poser des règles générales ? Une collection de mesures techniques qui relèvent pour la plupart de la gestion des assurances maladie et vieillesse, ainsi que de la branche famille. Autrement dit, le Gouvernement demande au Parlement de transformer en articles de loi des dispositions de simple gestion, qui devraient en bonne logique relever de la Direction Générale de la Sécurité Sociale.
Modifier légèrement la valeur de tel ou tel paramètre, par exemple l’âge du taux plein pour les liquidations de pensions, cela est une simple mesure de gestion, destinée en l’espèce à compenser l’augmentation de l’espérance de vie. Pourquoi faire intervenir la loi pour prendre une telle décision ? Si le Législateur a le pouvoir de se substituer aux gestionnaires pour prendre une décision de cette nature, on sait ce que cela peut donner : en 1981, exemple majeur, la totale destruction de l’équilibre des comptes sociaux, provoquée par la décision démagogique d’abaisser de 65 ans à 60 ans l’âge ordinaire de départ à la retraite à taux plein. Quarante ans plus tard, notre sécurité sociale ne s’est toujours pas remise de cette mesure, que des législateurs moins inconscients, mais qui marchent sur des charbons ardents, détricotent par petites touches, au détriment de leur popularité.
Le rôle des techniciens devrait être primordial
Les régimes de retraites complémentaires, dont l’ARRCO-AGIRC est le plus important, prennent de telles décisions, dites « paramétriques », sans en référer au législateur, et ils font moins de bêtises, parce que leurs administrateurs élus suivent généralement les avis que leur fournissent leurs actuaires – ces techniciens en charge de prévoir les conséquences des modifications de valeur apportées aux paramètres de commande.
Les complémentaires santé, qui restent assez indépendantes des pouvoirs publics, ayant appris au fil du temps à se méfier de leur ingérence, sont rarement déficitaires, en dépit de l’énormité de leurs frais de gestion par rapport aux remboursements qu’elles effectuent. Par comparaison, la tutelle parlementaire et finalement gouvernementale qui pèse sur l’Assurance maladie de la Sécu a pour conséquence que celle-ci est gérée de manière politicienne, donc bien souvent en dépit du bon sens. Des escadrons de gratte-papier ont envahi les hôpitaux, grevant leurs frais de gestion pour porter la bureaucratie à des sommets. A cet égard, le témoignage du Professeur Michaël Peyromaure, Hôpital, ce qu’on ne vous a jamais dit (Albin Michel, 2020), met en évidence ce que le recours à des lois de financement de la Sécurité Sociale a comme conséquences : la mainmise de l’Assurance maladie sur la gestion hospitalière, et la bureaucratisation aussi dispendieuse que paralysante qui en résulte.
Mais attention ! Ne nous polarisons pas exclusivement sur les conséquences, sur la gabegie, notamment hospitalière. Remontons aux causes, qui se situent primordialement dans la gestion de l’Assurance maladie, gestion étatique et bureaucratique dont la source principale est le recours aux lois de financement de la Sécurité Sociale (LFSS).
Il faudrait remplacer les néfastes LFSS par un simple impératif d’équilibre sous la responsabilité des gestionnaires, et réaliser une importante réforme structurelle
La France ne sortira pas du marigot où elle patauge si le législateur ne pose pas une fois pour toutes une simple règle d’équilibre des comptes sociaux, qui le dispensera de voter annuellement un budget de la Sécu. Cette procédure est devenue une incitation permanente au Toujours plus que François de Closets dénonçait déjà, à juste titre, en 1982. Comme le répétait Caton l’Ancien, Delenda est Carthago, ce pousse-au-crime doit être supprimé !
Durant les prochaines années, la gestion budgétaire impactée par la Covid restera très difficile, qu’il s’agisse de celle de l’Etat ou de celle de la Sécu. Le Gouvernement aura bien assez à faire avec les finances de l’Etat, qui auront besoin d’un assainissement drastique après les déficits massifs provoqués par la pandémie, et surtout avec le redressement de l’activité économique. Au passage, notons combien le vote d’une loi de finances pour 2020 s’est révélé être ridicule : ce chiffon de papier s’est envolé sous l’effet du grand vent – la pandémie. Tirons les leçons de nos erreurs !
La sagesse, en matière de Sécurité Sociale au sens large, y compris les retraites complémentaires, serait de limiter l’activité législative à l’indispensable réforme systémique de ce système vétuste et irrationnel. Remplacer nos dizaines de régimes de retraite catégoriels par un système unique, mis en conformité avec le théorème de Sauvy (« En répartition, nous ne préparons pas nos pensions par nos cotisations, mais par nos enfants »), voilà qui requiert l’activité du législateur ! Et construire un régime unique par points, comme le prévoyait le projet Delevoye, mais avec des points attribués en fonction de l’investissement dans la jeunesse, pas en fonction des cotisations destinées aux retraités.
En revanche, il faut que les gestionnaires du nouveau système ne soient plus court-circuités par des ministres et des parlementaires désireux de se mêler de la gestion de la couverture sociale des Français ! Comme dit le proverbe, « chacun son métier, et les vaches seront bien gardées ».