La grève des médecins montre à quel point la mainmise de l'État sur le système de santé et d'assurance maladie est néfaste. Mais le reste de la Sécurité sociale pâtit également du fait que le législateur s'est institué gestionnaire de cette institution, la mettant entièrement entre les mains d'un État devenu tragiquement obèse.
Contre qui se met-on en grève ? Contre son employeur, évidemment ! Les grévistes lui reprochent d'être insuffisamment rémunérés, d'avoir de mauvaises conditions de travail, de ne pas être considérés, etc. C'est précisément ce que les médecins grévistes reprochent à l'État, devenu leur employeur de fait, sinon de droit.
Les praticiens hospitaliers savent que la direction de leur établissement ne peut pas grand-chose : l'ARS (Agence Régionale de Santé), elle-même aux ordres du gouvernement, la chapeaute. Et le personnel sur lequel ils s'appuient, infirmiers, aides-soignants, agents administratifs, n'est-il pas composé de fonctionnaires ? Quant aux libéraux, la volonté de leur faire pratiquer le tiers payant, c'est-à-dire de ne plus être payés par leur patient, mais directement par l'assurance maladie, est pour eux le signe de la sujétion à laquelle ils sont de plus en plus soumis : par qui est-on payé, si ce n'est par son employeur ?
Cette étatisation du système de soins n'est qu'une des facettes de l'étatisation de tout ce qui relève de la protection sociale. Le budget de la Sécurité sociale, depuis la mise en place du grand-œuvre d'Alain Juppé, à savoir les lois de financement de la sécurité sociale (LFSS) en 1996, est devenu un fac-similé de celui de l'État. Ces LFSS n'ont d'ailleurs de lois que le nom : elles constituent surtout des agrégats de décrets, des instruments de gouvernement, et même de gestion, à l'opposé de ce qui relève logiquement du législateur.
Là se situe le véritable drame de notre État : la confusion des pouvoirs, de l'exécutif et du législatif. Les lois servent surtout à gouverner, ce qui n'est pas leur rôle. Le gouvernement se cache derrière le Parlement, auquel il demande de signer les décisions qu'il prend. De ce fait, le Parlement n'exerce plus aucun contrôle sur ce que fait le gouvernement, puisqu'il l'a voté : il aurait mauvaise grâce à se déjuger, même si le vote de ces lois qui sont en fait des assemblages de textes réglementaires lui est quasiment imposé par le rapport entre gouvernement et majorité parlementaire.
En fait, il n'y a plus en France d'institution chargée de légiférer, le Parlement étant devenu la basse-cour du gouvernement. Depuis combien de temps la France n'a-t-elle pas été dotée d'une véritable loi, c'est-à-dire d'un texte définissant des règles de juste conduite ? Quasiment tous les textes appelés "lois" répondent à la définition de ce que Hayek appelle des commandements : ils donnent des ordres à la population, ou à l'administration, et cela de façon discrétionnaire.
La Sécurité sociale est la première à pâtir de cette situation. Aucune réforme systémique ne peut voir le jour dans un tel contexte. En matière de retraites par répartition, le principe constitutionnel d'égalité est battu en brèche par un amoncellement incroyable de commandements qui laissent subsister trois douzaines de régimes différents, privilégiant les uns et désavantageant les autres. Débordé, abasourdi, le Conseil constitutionnel n'envisage même pas d'endiguer le flot ininterrompu de prétendues lois qui mettent à mal les principes suprêmes de la République, la liberté, l'égalité et la fraternité.
L'étatisation de la Sécurité sociale, c'est-à-dire sa soumission aux commandements incessants de l'État, est une catastrophe nationale. Les gestionnaires ne sont plus responsables, les LFSS et une avalanche de lois, décrets et arrêtés supplémentaires décident de tout. Or quand les responsables sont déresponsabilisés, la gabegie est inévitable.
C'est la raison pour laquelle Arnaud Robinet et moi avons annoncé La mort de l'État providence (Les Belles Lettres, 2013) et expliqué comment nous pourrions faire évoluer la Sécurité sociale vers un vrai système d'assurances sociales, respectueuses de la liberté (notamment celle qui est volée aux médecins), de l'égalité (notamment celle qui est volée aux retraités et futurs retraités) et de la fraternité (notamment celle qui est évacuée par un système d'assistance bureaucratisé).
Article initialement publié sur Le cercle Les Echos