Deux évènements ont dernièrement secoué la planète numérique : d’un côté les accords institutionnels européens autour des textes majeurs, les Digital Markets Act, ou DMA et Digital Services Act, ou DSA ; et de l’autre, l’entrée potentielle au conseil d’administration de twitter de l’électron libre Egon Musk pour la somme astronomique de 44 milliards de dollars US.
Rachat de Twitter, DMA et DSA : autorégulation vs. Valeurs communes, des philosophies qui s’opposent.
Certes, cela démontre que – comme a pu le dire Gustave Vepereau - « tout s’achète », mais ce choc relève avant tout de la confrontation de deux thèses relatives à la notion de valeurs communes dans lesquelles chacun range la liberté d’expression.
Sur le rachat de Twitter, la question qui se pose n'est pas tant la liberté d'expression – même s’il s’agit du prétexte à la « capture » de l’oiseau bleu - que la compréhension de la notion par quelqu'un comme Musk.
Twitter et Musk : un libertarien à l’épreuve de la réalité économique ?
Souvent décrit comme un libertarien, c'est à dire poussant à l'extrême l'autonomie de l'individu par rapport au collectif au sens de Hayek et Bastiat, Musk est soupçonné - au nom de cette posture - de vouloir réduire la modération de propos sur Twitter à leur plus simple expression.
Rien n’est moins sûr : Musk a très clairement exposé dans son pitch du 6 mai dernier que son seul réel intérêt d’espèce était une nouvelle réussite d’affaires et les récentes rumeurs autour d’un renoncement – avec dédit – de l’homme d’affaires ne viennent que confirmer cette approche. Aussi, son plaidoyer en faveur de l’absence de modération relève peut-être plus de la bravade ou du buzz, que de l’intention, et s’arrêtera probablement là où ses investisseurs le lui demanderont, c’est-à-dire dès que les revenus du gazouilleur en seront affectés.
La crainte forte que le retour des propos outranciers génère des contrecoups toxiques - que marques et publicitaires apprécient peu - peut paraitre exagérée. De même, si Musk veut faire revenir Trump, ce n’est très certainement pas en raison d’une adhésion aux thèses et attitudes de ce dernier, mais parce que ses outrances généraient du trafic et donc des revenus. Il n’est cependant pas certain que – faute d’un partage du gâteau – le Républicain qui sait si bien capitaliser sur son nom, acceptera de le mettre au service de la richesse d’un autre. De plus, un retour n’est peut-être pas de l’intérêt de Musk, car l’éviction de Trump n’a pas porté préjudice économique au réseau social.
Aussi, nonobstant sa réputation de « méchant caricatural » (les anglo-saxons parlent de « Bond villain » en référence au célèbre personnage de Flemming), Musk n'est ni conservateur ni extrémiste. Les libertariens portent l'idée qu'une société juste est une société qui protège les libertés individuelles de chacun, parfois à l’extrême. La régulation vient du seul marché où tout se valorise et s’échange de gré à gré. Dans cette approche la liberté d’expression a un prix fixé par le marché. Il est certes astronomique mais demeure. La légalité vient du consentement collaboratif des acteurs sociaux dont ils portent individuellement la responsabilité. Il s’agit certes de « capitalisme radical » mais on est loin des tendances autoritaires de Trump et de ses partisans.
En revanche, la question de comment cette liberté peut être traduite opérationnellement demeure. Effectivement, dans le contexte ainsi établi, celui qui appelle à l'émeute sera considéré comme responsable de ses paroles devant les dérèglements du marché qu’il aura induits. Pour cela il faudra que chacun soit identifié...Si Musk est fidèle à ses principes, et ses propos : « Je veux également rendre Twitter meilleur que jamais en améliorant le produit avec de nouvelles fonctionnalités (…) en authentifiant tous les participants », il devra interdire sur Twitter les pseudos et rendre publique les identités de chaque twitto. Une refonte de l'impunité dont on verra certainement très vite l'effet sur les trolls et polémistes malsains de tous bords.
DMA et DSA : le respect des valeurs communes dans lequel individus et organisations s’inscrivent et ne dominent pas.
En face de cette approche fortement individualiste, les textes européens sont tout simplement de philosophie inverse. Tout d’abord, ce sont des règlements, c’est-à-dire d’application directe en droit national dans les différents pays membres de l’union. Il s’agit donc d’actes juridiques protecteurs forts pour les citoyens des états membres qui laissent peu de place à l’interprétation locale.
En outre, DMA et DSA prennent le contre-pied de l'approche libertarienne et soulignent les limites de l'auto-régulation (Williams, 2004) des "libertés individuelles » par une nouvelle main invisible qui correspondrait en réalité à l'acquisition d’un pouvoir immodéré par des groupes ni responsables ni redevables devant quiconque autre que le marché : citoyens, corps politique où même corpus juridique.
Dans ce sens, ces règles soi-disant légitimées par le marché et le libre arbitre de chacun, et régissant différentes activités ont tendance à devenir difficilement tolérables dans la mesure où, manquant de légitimité démocratique, elles affectent en plus de nombreux tiers. L’idée des règlements est donc de faire le constat de l’existence de structures disposant de ces pouvoirs immodérés : les Gafam et de les réintroduire dans la règle de droit des espaces géographiques où ils opèrent.
C’est là tous le sens des propos du commissaire Breton : « Tout ce qui est interdit hors ligne doit l’être en ligne ». L'excuse extraterritorialité disparait au même titre que celle d'intermédiation.
Cette posture affirme alors en creux qu’il existe des valeurs – des communs - précieux et inaliénables que le marché est incapable de réguler seul tout simplement parce qu’ils n’ont pas de prix. Sans cette contrepartie numéraire, seule la puissance collective ou la puissance publique peuvent être convoquées pour les protéger car en l’espèce les marchés sont impuissants.
La matérialisation de l’océan philosophique qui sépare la zone Atlantique
Les deux évènements se répondent donc et rendent visibles les profondes divergences culturelles qui séparent les grands pôles occidentaux que sont l'Europe et les États-Unis. Chacun reconnait la nécessité de disposer d'une structuration d'encadrement et d'une chaine de responsabilité, mais les chemins pour y parvenir sont antinomiques.
Au centre se trouve le pragmatisme et il sera intéressant de voir si le monde des affaires s’accommode mieux de l'approche libertarienne - avec sa gestion et sa perception du risque sans limites - ou de l'Européenne qui dispose d'une lecture précise des transgressions et corollairement de sanctions claires, à moins qu’un juste milieu soit possible : il a – après tout - été possible de construire un pont entre les deux mondes sur le transfert de données et leurs protections.