Nous n’avons jamais assisté à autant d’engouement des citoyens pour la forêt. Les livres sur le sujet remplissent les étals des libraires ; les films, documentaires, reportages télévisés et articles de presse se succèdent ; les réseaux sociaux sont inondés de vidéos postées par des associations ou de simples particuliers. La sylvothérapie et les bains de forêt font recette. De multiples start up s’engouffrent dans le créneau pour installer des microforêts en ville ou drainer des fonds pour parrainer des plantations d’arbres afin de réduire notre empreinte carbone et sauver la planète.
La forêt est parée de toutes les vertus… mais pas n’importe quelle forêt.
Il y a la « bonne forêt », naturelle, feuillue, mélangée, âgée, réservoir de biodiversité et pourvoyeuse de paysages enchanteurs. Cette forêt est considérée comme un bien commun, on va s’y promener, s’y ressourcer, faire de la randonnée ou du sport.
Et puis il y a la « mauvaise forêt », artificielle, résineuse, peuplée de hideux exotiques, destinée à être récoltée dans un but bassement mercantile. Cette forêt plantée ne mérite pas le nom de forêt, c’est tout au plus un « champ d’arbres », un désert écologique, un cimetière de biodiversité. De nombreuses associations se battent vigoureusement contre cette non-forêt qui menacerait de recouvrir le pays après abattage sans pitié des sylves ancestrales de chênes gaulois. Avec une efficacité redoutable, elles sont capables de rassembler en quelques jours des centaines de personnes pour protester contre une coupe rase, investir une scierie ou une centrale de biomasse. Le grand public ne peut qu’adhérer à un plaidoyer pour la protection des derniers lambeaux de nature vierge contre l’avidité de la grande industrie. Qui ne signerait pour favoriser une meilleure prise en compte de la biodiversité dans la gestion forestière ? C’est ce que viennent de faire le 15 janvier dernier plus de 600 personnalités de tous bords (associatifs, chercheurs…) dans une pétition « Pour une politique forestière qui s’appuie sur les écosystèmes ».
Ces discours parfois justes, parfois caricaturaux, suscitent cependant des dérives. Des franges extrémistes commettent ce que les forestiers appellent pudiquement des « incivilités » qui se multiplient : tags, agressions verbales, mutilation ou abattage d’arbres exotiques, sabotages de machines d’exploitation forestière, incendies de hangars, de matériels, voire des locaux de l’ONF (à Aubenas en 2020) …
Tout récemment, ces manifestes contre la « malforestation », après avoir reçu le soutien de certains partis politiques, ont été appuyés par des scientifiques de renom. Francis Hallé, le père du radeau des cimes, est parti en croisade contre les champs d’arbres en faisant un parallèle un peu rapide avec la destruction de la forêt tropicale. Il lance un projet fou de création d’une gigantesque « forêt primaire » de 70 000 ha à nos frontières de l’Est, dédiée à la beauté et à la biodiversité et débarrassée de l’intervention de l’homme pour 1 000 ans. Les éminents naturalistes de la Société botanique de France, du Museum national d’histoire naturelle ou du Conseil national de la protection de la nature entrent aussi en lice en critiquant les espèces d’arbres exotiques, accusées de tous les maux et un peu vite assimilées à des espèces invasives. Il n’est jamais mentionné que nous nous nourrissons à plus de 80 % d’espèces exotiques (pomme de terre, tomate, maïs, haricot vert, etc.) !
Et le forestier dans tout ça ?
Mais tout d’abord, qui est le « forestier » ? Nous entendrons par là une personne qui vit de, dans ou par la forêt. Cela peut être un propriétaire forestier (privé ou public), un gestionnaire, un conseiller forestier, un entrepreneur de travaux (on disait jadis bûcheron) …
Autrefois gardien des lieux (on parlait de « conservateur » des eaux et forêts, de « garde » forestier…), le forestier est aujourd’hui bien malmené. Il est devenu un destructeur de forêt, orienté par l’appât du gain et dédaigneux de la sauvegarde des écosystèmes.
Concentrons-nous sur le « propriétaire forestier privé » qui prend de plein fouet ces critiques, mais qui est en fait très mal connu du grand public.
Le citoyen qui proclame que la forêt est un bien public, ne sait pas que 75 % de sa surface est privée et appartient à plus de 4 millions de propriétaires (dernières données du Cadastre). Parmi eux, 3,6 millions sont des petits propriétaires de moins de 4 ha et un tiers sont des agriculteurs. Les grands propriétaires (de plus de 100 ha) ne sont que 12 000. Si le citadin a l’impression que la forêt est à tout le monde, c’est que plus de 80 % des propriétaires leur y laisse un accès libre, même s’ils sont pénalement responsables des accidents qui peuvent s’y produire.
Le citoyen pense que le propriétaire de forêt est aisé et motivé par la rentabilité. Or il se trouve que toutes les enquêtes montrent que les préoccupations du propriétaire forestier ne sont finalement pas si éloignées que ça de celles du citoyen moyen. A un sondage du Credoc (2014) qui posait la question aux propriétaires de plus de 4 ha : « pour vous, votre forêt, c’est quoi ? », les réponses étaient dans l’ordre : un environnement à protéger (90 % des répondants, quelle que soit leur surface) ; un lieu de loisir et de détente (70 %) ; une caisse d’épargne (40 %) ; un revenu économique (moins de 30 %).
Le citoyen pense que la coupe de bois rapporte. Une étude très fouillée du CNPF (du Peloux, 2018) montre que le revenu brut moyen des forêts privées est de 63 €/ha /an, auxquels il faut retrancher les coûts de gestion, de personnel et de travaux (43 €/ha/an), les charges fiscales (divers impôts : 11 €/ha/an) et les pertes exceptionnelles (tempêtes, incendies, dégâts de gibier, sans prendre en compte les effets croissants du changement climatique : 10 €/ha/an). Il reste donc un revenu net moyen déficitaire de -2 €/ha/an. Ainsi, les propriétaires déclarent que la vente de bois n’est une motivation que pour 5 % d’entre eux ; il va donc de soi que la forêt ne peut pas être leur activité principale. Tout ceci bien sûr n’empêche pas que quelques grandes forêts (notamment publiques ou gérées par des institutionnels) puissent être rentables.
Le citoyen est un usager gratuit de la forêt mais voudrait bien qu’elle présente pour lui tous les avantages. Il réclame que le propriétaire y pratique une gestion paysagère convenant au visiteur, quel que soit son coût. Il ne se préoccupe pas du fait que la seule recette pour payer les frais est la vente de bois. Il ne sait pas non plus qu’entre 1980 et 2016, le prix des bois sur pied a été divisé par 2 en monnaie constante, que les subventions à l’investissement ont été divisées par 5, et que parallèlement les coûts de gestion et les impôts ont doublé. Pourtant, la société retire de multiples services non marchands de la forêt, dits « services écosystémiques » : régulation du climat, du cycle de l’eau, de l’érosion, stockage de carbone, services culturels, de loisirs, biodiversité… Ces services ont été évalués par le Centre d’Analyse Stratégique (2009) à une valeur minimale de 1 000 € par hectare et par an soit plus de 10 fois la valeur de la seule production de bois. Mais le propriétaire qui fournit ces services gratuitement ne peut toujours pas prétendre à cette manne…
Que dire de la gestion forestière ?
Le citoyen pense que le forestier gère mal la forêt (c’est normal, on le lui répète à longueur d’article ou de reportage) qu’elle est en perdition et que sa surface diminue suite à des coupes rases généralisées. Et lorsqu’elle est reconstituée, c’est au moyen de plantations alignées de résineux exotiques qui dénaturent son état originel.
Quelques mises au point (tirées des données de l’IGN de 2020, facilement accessibles) : la surface forestière n’a jamais augmenté aussi vite. Elle a doublé depuis le minimum historique du milieu du XIXè siècle. Elle est composée majoritairement de feuillus (67 %) et la surface de feuillus s’accroît annuellement 18 fois plus vite que celle de résineux (entre 2006 et 2014, Denardou 2017). La forêt française est majoritairement régénérée naturellement et les plantations (quelles que soient leur âge) ne couvrent que 13 % de sa surface. Les exotiques n’en représentent que 7 % (dont 3 % pour le douglas). La forêt n’est pas surexploitée puisqu’on ne coupe bon an mal an qu’environ la moitié de l’accroissement annuel, ce qui explique l’augmentation régulière du volume et de la proportion d’arbres âgés. Les coupes rases représentent environ annuellement 0,7 % de la surface (avec un maximum de 1,1 % ans les Landes), chiffre qui a peu évolué depuis 30 ans, hors catastrophes naturelles, et sont soumises à une obligation de reconstitution de l’état boisé dans les 5 ans.
Bien sûr, il ne faut pas se cacher derrière des moyennes et, localement, certains dérapages provoquent des protestations de la population. C’est le cas actuellement lorsque des coupes rases de trop grandes surfaces sont pratiquées sans tenir compte des impacts sur le paysage, sur l’aménagement du territoire et sans concertation avec les riverains. Des abcès de fixation se sont ainsi créés par exemple dans le massif du Morvan et sur le plateau de Millevaches, en Limousin, suite à l’arrivée à maturité et à l’exploitation en même temps d’un grand nombre de peuplements plantés dans les années 60-80. Tous ces problèmes sont réels, ils demandent des débats et des solutions.
Mais la vraie question est ailleurs…
Une crise majeure : le changement climatique
Les effets du changement climatique sont de plus en plus visibles. Les dépérissements se multiplient, recensés annuellement par le Département de la santé des forêts (DSF). Les sécheresses estivales affectent les épicéas, sapins, hêtres, pins sylvestres, chênes pédonculés (toutes essences autochtones)... Elles entraînent dans leur sillage des pullulations d’insectes et la récente « crise des scolytes » dans le Grand Est, a fait disparaitre 19 millions de m3 d’épicéa en 3 ans (un tiers de la ressource de la région, soit 55 000 ha détruits, bilan de janvier 2022). Ces dégâts se cumulent avec d’autres liés à des problèmes phytosanitaires comme sur le châtaignier, très atteint par l’encre, ou le frêne (5è feuillu français), irrémédiablement décimé par une épidémie de chalarose due à un champignon.
Les forestiers sont donc amenés à se poser des questions. Ce bouleversement est extrêmement rapide à l’échelle de la vie d’un arbre (de l’ordre du siècle) et est totalement inédit dans l’histoire des forêts. Il remet en cause beaucoup d’acquis : stabilité des écosystèmes, adaptation des essences, efficacité des sylvicultures… Tous les organismes, privés, publics, recherche, gestionnaires, enseignants… sont mobilisés au sein du réseau AFORCE (Adaptation des forêts au changement climatique : 16 partenaires) pour aider le propriétaire. Des outils de modélisation sylvoclimatiques sont construits, des réseaux d’essais sont en cours d’installation sur des surfaces limitées… mais tout est lent en forêt et l’évolution du climat est trop rapide.
Évidemment, de bonnes âmes vont dire : « on vous l’avait bien dit », tout ceci est de la faute du sylviculteur. Il ne fallait pas mettre telle essence à tel endroit, appliquer telle sylviculture, etc. Si on avait gardé la forêt d’avant, cela ne serait pas arrivé. Mais quelle était la forêt « d’avant » ? Aux XVIII et XIXè siècle, elle était régulièrement défrichée et mise en coupe réglée par les maîtres de forges qui s’y approvisionnaient en charbon de bois. Le taillis coupé tous les 15 ans était la règle et, encore en 1910, on ne recensait qu’un tiers de surface en futaie (inventaire Daubrée). Une grande partie des peuplements actuels sont donc issus de boisements artificiels de landes ou d’anciens taillis épuisés. La grande vague de reboisement qui a suivi la seconde guerre mondiale avait pour but de relancer la filière bois et a fait la part belle aux résineux, alors peu représentés. Il y a eu des réussites mais aussi des échecs du fait de la méconnaissance de l’autécologie des essences. Ce sont ces peuplements que l’on récolte actuellement. On a, depuis, tiré les leçons des erreurs du passé et on sait aujourd’hui l’importance de l’adaptation aux stations et de la préservation de la biodiversité qui est l’assurance vie de la forêt pour la protéger des attaques parasitaires.
Des conseils de bon sens sont diffusés partout, sur lesquels tout le monde s’accorde : diversifier les sylvicultures, mélanger les essences, protéger les sols lors des exploitations, réduire les unités de gestion et s’acheminer vers une forêt mosaïque, enrichir les peuplements d’essences nouvelles, les irrégulariser lorsque c’est possible, planter en ambiance forestière et non à découvert. De nombreux stages sont organisés pour montrer aux propriétaires l’intérêt des catalogues de stations ou de l’indice de biodiversité potentielle qui viennent caractériser l’adaptation des essences et le bon état de conservation de l’écosystème.
Le monde de la forêt a plus que jamais besoin de solidarité
On voit que les pistes de recherche des forestiers rejoignent sur un certain nombre de points les demandes des associations environnementalistes. Il est clair que les peuplements monospécifiques denses de grande surface ont montré leurs limites. On connaît leur fragilité aux aléas, maintes fois mises en évidence notamment après les tempêtes… Le changement climatique semble leur donner le coup de grâce. Cela ne remet par contre pas en cause le traitement régulier. L’irrégulier n’est pas forcément la panacée et ne concerne que des cas qui s’y prêtent au départ ; l’irrégularisation d’un peuplement régulier est complexe, prend des décennies et n’est pas sans risques ; il faut se battre contre la nature qui a toujours tendance à régulariser. L’installation de plantations mélangées sur terrain nu n’est pas simple non plus et les échecs sont nombreux. La question de la révolution (durée de vie d’un peuplement) n’est pas tranchée et plusieurs options s’affrontent. La « migration assistée » vers le nord d’essences sudistes supposées plus résistantes à la sécheresse est envisagée. La question des exotiques, rejetés par les associations et les naturalistes, est source de conflits mais le dépérissement massif attendu de certaines essences autochtones qui structurent la forêt française (chêne, hêtre…), risque malheureusement de mettre tout le monde d’accord.
Les problèmes sont multiples et le contexte force à l’humilité. Dans une telle situation, mieux vaut ne pas se présenter en donneur de leçon avec une solution unique et toutes les idées sont bonnes à prendre et à expérimenter. Une grande liberté doit être laissée au forestier de terrain qui est le seul à posséder les bons paramètres locaux, du moins s’il dispose des outils de diagnostic adéquats. D’autant que c’est lui et ses descendants qui vont payer : les conseilleurs ne sont jamais les payeurs !
Il n’y a donc pas de solution miracle. On en veut pour preuve l’exemple de nos amis forestiers suisses. Le 8 février dernier ils ont organisé un grand forum sur « les événements extrêmes en forêt » qui a réuni plus de 200 personnes. La Suisse est championne de la sylviculture naturaliste avec des peuplements âgés, souvent mélangés, de gros volumes à l’hectare et beaucoup de futaies jardinées. Les coupes rases y sont interdites depuis 1876. Les forêts de protection y sont très importantes et gérées avec soin. La rentabilité n’est pas un facteur essentiel et les subventions complètent. Et pourtant… ils viennent de subir des catastrophes en série : tempête, sécheresses, attaques phytosanitaires. De vastes hêtraies adultes sont mortes sur pied, d’importantes surfaces d’épicéas ont été ravagées par les scolytes. Beaucoup proposent de tout laisser en l’état : pas d’exploitation, de nettoyage ni de reconstitution. Que faire alors ? Et bien éduquer la population pour qu'elle s’habitue au spectacle de mikados géants comme expression des forces de la nature. Des citoyens se sont même cotisés pour acheter des bois morts afin de les laisser sur place comme havres de biodiversité, en acceptant implicitement les risques pour les promeneurs. C’est le crowdfounding, ou financement participatif… Le renouvellement se fera donc sur des décennies par régénération naturelle entre les bois morts à terre… mais avec malheureusement les mêmes essences, tout aussi sensibles au changement climatique.
Nous allons devoir faire face à de telles situations. L’option retenue pour nos 55 000 ha d’épicéas scolytés n’est apparemment pas de tout laisser tel que, même si de nombreux peuplements ne seront pas reconstitués faute de moyens et fourniront des terrains de jeux aux adeptes de la naturalité. Le plan de relance prévoit donc la replantation des surfaces ravagées et les propriétaires, qui ont perdu d’un coup l’investissement de deux générations, devront faire preuve d’imagination dans un univers désormais incertain. Le cas du Grand Est se reproduira ailleurs : les coupes rases de peuplements dépérissants vont se multiplier et il faudra bien s’habituer à ce spectacle désolant mais non choisi. Il faudra sans doute aussi s’habituer au changement de certaines essences, même si on ne sait pas encore lesquelles réussiront dans le nouveau contexte.
Pour conclure, plutôt que de débats sans fins sur des sujets somme toute importants comme le mode de traitement, les exotiques, la mécanisation de l’exploitation ou la durée de révolution, le forestier a besoin du soutien de la société face aux épreuves qui l’attendent. Répétons qu’il faut lui laisser un maximum de liberté d’action (accompagnée bien sûr de conseils judicieux), propre à faire émerger des solutions originales qui seront à terme profitables à tous. La question d’aujourd’hui n’est plus comment gérer au mieux la forêt pour qu’elle soit rentable ou agréable à l’œil (ou bien sûr les deux), mais comment maintenir l’état boisé pour le siècle à venir et ne pas laisser la place aux friches qui seront vite la proie des incendies.