Deux députés, Lionel Causse et Nicolas Turquois, ont rédigé à la demande du gouvernement un rapport sur les « petites » retraites. Comme d’ordinaire, ce rapport (132 pages, disponible sur le net) fait le point sur la situation et propose « des pistes d’amélioration ». Il y en a besoin, certes, parce que trop de personnes âgées se trouvent en situation de pauvreté. Il y en a besoin, aussi, en raison de la complication extrême de notre système de retraites. Mais le point le plus crucial, celui qui requiert un changement radical, n’est hélas pas abordé dans ce rapport.
Des parlementaires qui prennent la fiction juridique pour la vraie vie
Ce point crucial, c’est l’ignorance par le législateur en général, et en particulier par les deux députés en mission, de la façon dont fonctionnent réellement les retraites par répartition. Selon la loi, les actifs ont droit à des pensions parce qu’ils cotisent au profit de leurs aînés. Or, dans la réalité, payer des cotisations aux caisses de retraite permet à ces organismes de verser des pensions aux retraités actuels, et rien de plus. Ces cotisations ne servent absolument pas à la préparation effective des futures pensions des cotisants. En répartition, les cotisations donnent certes droit à des pensions futures, mais elles ne contribuent en aucune façon à ce que soient mis au monde puis éduqués les futurs cotisants, sur lesquels repose entièrement le versement des pensions promises.
Le démographe Alfred Sauvy l’a dit clairement : « nous ne préparons pas nos pensions par nos cotisations, mais par nos enfants ». C’est irréfutable : pour que les actifs d’aujourd’hui puissent demain avoir des pensions convenables, il est nécessaire que naissent des enfants en nombre suffisant, et que ces enfants soient convenablement formés, ce qui leur permettra de « renvoyer l’ascenseur » à leurs aînés en payant des cotisations vieillesse conséquentes. Les deux parlementaires en mission, et les « petites mains » qui ont probablement fait une bonne partie du travail, ignorent ou ont chassé de leur esprit cette petite phrase du grand démographe – quelques mots dont l’importance est aussi grande que leur nombre est petit.
Ce faisant, ils nous offrent un spectacle dont nous pourrions rire comme d’une bonne blague, mais dont nous ferions mieux de pleurer, puisqu’il signifie que notre législation des retraites par répartition en fait un système de Ponzi, vérité que beaucoup d’économistes américains expriment sans ambages, mais qui est plus rarement évoquée en France.
Un système où la charge des enfants explique la faiblesse des pensions
Les rapporteurs disent dès l’introduction que « les aléas de carrière et la charge des enfants expliquent principalement la formation des faibles pensions ». Ce constat signifie qu’avoir plus d’enfants que la moyenne, c’est-à-dire contribuer plus que la moyenne à l’arrivée en ce bas-monde de futurs cotisants, conduit à percevoir, le moment venu, des pensions plus faibles. Hélas, les rapporteurs n’en tirent pas la conséquence logique – à savoir que notre législation des retraites est absurde et injuste, puisqu’elle conduit à verser les pensions les plus modestes à ceux qui contribuent le plus, en entretenant et en éduquant davantage d’enfants que la moyenne, à ce qu’il existe quelques années ou décennies plus tard suffisamment de cotisants pour que les personnes âgées puissent percevoir des pensions confortables sans pour autant écraser les actifs sous le poids de cotisations excessives.
Les rapporteurs se disent « convaincus » que « les cotisations doivent être réhabilitées ». Et ils donnent l’exemple suivant (p. 12) : « Reprendre un emploi après le départ en retraite peut être une aspiration, c’est aussi un moyen efficace de compenser une faible pension. Mais cotiser de nouveau sans pour autant se créer de nouveaux droits, ce qui est le cas de la législation actuelle, semble non seulement inéquitable mais apparaît aussi clairement comme un frein au développement du cumul emploi-retraite. » Le scandale, pour eux, n’est pas la faiblesse de la pension des mères de famille nombreuse, obligées de travailler à un âge avancé parce qu’une législation rendue injuste par son absurdité les prive du bénéfice de ce qu’elles ont fait en faveur des retraites ; c’est qu’elles cotisent sans obtenir de droits en contrepartie. Ils ne se rendent pas compte que le scandale n’est pas leur taxation au profit des retraités, logique puisque c’est grâce à leurs « anciens » qu’ils sont venus au monde, ont été entretenus et préparés à exercer des activités productives, mais l’absence ou l’insuffisance massive des droits à pension liés à la mise au monde et à l’éducation des enfants.
Une fausse conception de la contributivité
Qu’est-ce que la contributivité ? La conception des rapporteurs s’exprime dans un passage dédié aux dispositifs de solidarité, parce que, pour eux, la solidarité, mot qu’ils emploient comme synonyme d’assistance, est aux antipodes de la contributivité. Voici ce qu’ils ont écrit p. 44 : « Le système de retraite organise aussi une redistribution intra-générationnelle importante. En effet, même s’il est contributif, c’est-à-dire que les pensions dépendent de la carrière, il inclut de nombreux dispositifs de solidarité, destinés à limiter les conséquences de certains événements sur la pension de retraite (périodes de chômage, de maladie, activité réduite pour l’éducation des enfants, décès du conjoint, etc.), à compenser les effets sur la carrière du fait d’avoir eu et élevé des enfants (droits familiaux), à permettre des départs à la retraite de façon anticipée ou à soutenir le revenu des retraités (minima de pension) ».
Pour faire bon poids, les parlementaires en mission ont ajouté ceci : « Le système de retraite repose sur un principe de contributivité dans lequel la pension reste largement déterminée de façon proportionnelle aux cotisations. »
Ainsi, pour les rapporteurs, la contributivité est le fait d’attribuer des droits à pension en raison des cotisations versées au profit des retraités actuels. Ils n’envisagent pas une seconde que mettre des enfants au monde et les élever puisse être une contribution décisive aux futures retraites. Enfermés dans une tour d’ivoire juridique, ils ferment les yeux et se bouchent les oreilles pour éviter d’avoir à reconnaître le bien-fondé de ce que disait Alfred Sauvy. .La fiction juridique supplante la réalité Selon les parlementaires en mission, c’est la carrière qui doit être la source des droits à pension, et non pas ce qui est fait (sous forme pécuniaire, ou « en nature ») pour disposer ensuite d’actifs convenablement formés et en nombre suffisant pour entretenir leurs aînés. Ils ne font pas le raisonnement économique élémentaire selon lequel ce sont les investissements d’aujourd’hui – y compris et à commencer, bien sûr, par l’investissement le plus important, la mise au monde, et la formation des jeunes – qui préparent les revenus de demain.
Un système qui base les droits à pension sur l’activité professionnelle incite évidemment à mettre en place des retraites catégorielles : un régime pour les cheminots, un autre pour les fonctionnaires, un troisième pour les avocats, et ainsi de suite. Merveille pour les avocats, qui se sont multipliés, catastrophe pour les agriculteurs, dont le nombre est une peau de chagrin. Mais la stupidité évidente de l’usage catégoriel de la répartition n’a pas incité les rapporteurs à questionner davantage la logique de ce système qui base le calcul des droits à pension sur les cotisations versées au cours des décennies qui constituent une carrière. Illogique, qu’importe puisque c’est la loi !
C’est ainsi que le lecteur arrive, p.45, sur cette phrase magnifique : « Le système cherche également à compenser l’effet des enfants sur la carrière. (…) Il intègre des droits familiaux. » Chassé de sa place naturelle, la parentalité n’est plus considérée comme le fondement du système de retraite, échange entre générations successives. Le travail professionnel, tel un coucou, vient occuper juridiquement le nid patiemment élaboré par les contributions au renouvellement des générations.
Pauvre France !