Les Echos du 18 juin ont consacré presque toute une page à la politique de la BCE, la Banque Centrale Européenne, qui agit en quelque sorte pour le compte des banques centrales nationales de la zone euro, dont la Banque de France. Le titre, en énormes caractères, nous apprenait que « La BCE va offrir plus de 1 000 milliards à taux négatifs aux banques ». Le lendemain, la somme est passé à 1300 Md€, mais cette fois il s’agit des demandes des banques « ordinaires », dites « de second rang » pour les différencier des banques centrales. De quoi s’agit-il ?
La formule « milliards à taux négatifs » est un raccourci qui peut induire en erreur : la BCE ne dispose pas de milliards d’euros qu’elle pourrait prêter ; elle n’est pas comme un loueur de voiture qui, pour vous en prêter une, a besoin de l’avoir en stock. La monnaie n’est pas une chose, mais un nombre sur des registres, qu’une simple écriture fait apparaître en deux exemplaires, l’un sur un registre « créances » et l’autre sur un registre « dettes ». Les billets sont des registres portables ; le porteur est le créancier, et le débiteur est une banque centrale. Si X donne en paiement à Y un billet de 50 €, sa créance sur la BCE diminue de 50 €, et celle de Y augmente d’autant.
Les crédits font les dépôts
Insistons : aucune banque, qu’elle soit « centrale » ou « de second rang », ne fonctionne comme les agences de location de véhicules : une banque ne prête pas « quelque chose » qu’elle aurait en sa possession, elle fait apparaître ex nihilo une somme d’argent au crédit du compte de l’emprunteur sur ses livres. A partir de rien mais en faisant attention à la situation et à la réputation de cette personne physique ou morale, comme l’indique le dicton « on ne prête qu’aux riches » - ou à ceux qui ont une chance sérieuse de le devenir, fut-ce un tout petit peu. En contrepartie, l’emprunteur s’engage à « rembourser », c’est-à-dire qu’il autorise la banque à débiter son compte, en une ou plusieurs fois, à des échéances convenues d’avance ou décidées au fur et à mesure, jusqu’à ce que soit atteint le montant dont il a initialement été crédité par de simples écritures.
Le paradoxe des taux d’intérêt négatifs
Un prêt est généralement assorti de clauses relatives à des intérêts. Classiquement, c’est l’emprunteur qui paye des intérêts, débités (comme les échéances de remboursement) de son compte créditeur. Mais récemment sont apparus les intérêts négatifs : l’emprunteur est payé pour avoir eu la gentillesse d’emprunter. Ce phénomène existe dans d’autres circonstances : si vous êtes inquiet de laisser votre maison inoccupée pendant que vous partez en vacances, et que des amis ont la gentillesse de venir y habiter à votre place, c’est vous qui leur offrez quelque chose en revenant. De plus, être créancier peut coûter : votre banque peut prélever des « frais de tenue de compte ». La nature et l’importance de ces frais varient selon les circonstances : à l’époque des monnaies métalliques et des billets, il n’était pas incongru de louer un coffre dans une banque, pour les savoir un peu plus en sécurité, et il fallait naturellement payer le coût de cette location.
La pratique des prêts à taux négatifs, qui prend actuellement de l’ampleur, s’explique par le besoin que des agents ont de reporter du revenu d’aujourd’hui vers le futur. Cela paraît très simple tant que l’on n’y réfléchit pas sérieusement : ne suffit-il pas de conserver des billets ? Mais en réalité, cette conservation de pouvoir d’achat, si elle a un caractère massif, peut rendre acceptable de payer pour que l’on vous rende ce service. Les personnes (physiques ou morales) qui veulent mettre en réserve du pouvoir d’achat cherchent des emprunteurs : s’il y en a pléthore, les taux sont généralement positifs ; mais si la demande est modeste en comparaison de l’offre les « bons » emprunteurs, utilisant une unité monétaire réputée solide (pas ou peu de hausse des prix), sont en position de dicter leurs conditions.
C’est ce qui arrive actuellement dans la zone euro : des Etats réputés sérieux peuvent émettre des obligations à taux négatifs du fait que des fonds de pension, des banques centrales, et d’autres agents économiques le cas échéant, sont disposés à les acheter. Une caisse de retraite par capitalisation ne lèse pas ses adhérents en payant 0,5 % d’intérêt à des prêteurs d’excellente réputation, si les prix sont stables, et a fortiori s’ils ont une tendance baissière. Lesdits clients seraient plus mal lotis avec 10 % d’intérêt mais 15 % d’inflation. Reporter du pouvoir d’achat du présent vers le futur peut rapporter dans certaines circonstances, mais peut coûter si les circonstances sont différentes.
Mais pourquoi, direz-vous, ne pas garder tout simplement un compte de dépôt très créditeur ? Parce que les banques ne sont pas très « partantes » pour avoir un énorme passif constitué de sommes immédiatement exigibles, finançant des prêts à long ou très long terme. Les obligations, elles, ne sont pas remboursables ad libitum mais, par fractions, selon un calendrier fixé lors de l’émission. Les organismes qui veulent emprunter à long terme sécurisent donc la situation des prêteurs, qui en contrepartie peuvent aller jusqu’à payer, puisqu’ils ne trouvent pas de solution gratuite, et encore moins rémunératrice, pour reporter du revenu vers un avenir éloigné.
Le rôle des banques centrales en matière de taux d’intérêt
Qu’elles chassent individuellement, comme la Bank of England, ou en meute, comme les banques centrales des pays européens ayant adopté l’euro, avec à leur tête la BCE, les banques centrales sont bien placées pour prêter et emprunter, en partie, à des taux négatifs. Elles peuvent en effet obliger les banques dites « de second rang », ou « commerciales », à leur prêter elles aussi à des taux négatifs. Si vous, banque centrale, gagnez 1% par an sur vos dettes envers les banques de second rang, vous pouvez investir en souscrivant ou en achetant des obligations qui vous coûtent chaque année 0,5 % de leur valeur nominale.
Or les banques centrales possèdent le pouvoir de se faire prêter par les banques de second rang les sommes qu’elles veulent aux conditions qui leur conviennent. Les législateurs leur ont accordé ce pouvoir presque incroyable parce que les gouvernements sont, pour la plupart, terriblement dépensiers, prompts à emprunter en se disant que ce sera au suivant de rembourser … le cas échéant grâce à de nouveaux emprunts. Incapables, le plus souvent, d’avoir par eux-mêmes une réelle discipline budgétaire, les pouvoirs publics (parlements et gouvernements) ont accordé aux banques centrale un pouvoir fantastique. Celui-ci a été renforcé dans les années 1990, en ce qui concerne l’Europe, par le traité de Maastricht.
En économie de marché, les taux d’intérêt se négocient. Mais la Banque Centrale, elle, ne négocie pas : elle dispose de l’autorité suffisante pour fixer à la fois le montant des réserves obligatoires, c’est-à-dire des prêts que les banques de second rang sont tenues de lui consentir, en fonction de leur activité, et le taux d’intérêt auquel elle leur emprunte. Rien ne lui interdit de fixer un taux d’intérêt négatif. Elle est également maîtresse du montant des « réserves » à constituer sur ses livres. Fin 2019, le bilan de la BCE comportait 234 Md€ au titre des « autres engagements vis-à-vis de l’Eurosystème », dettes lui permettant de posséder en contrepartie des « titres détenus à des fins de politique monétaire », pour un montant de 250 Md€. Autrement dit, la banque centrale emprunte aux banques de second rang, contraintes de lui prêter, des sommes grâce auxquelles elle acquiert des créances, souvent des obligations. Classiquement, ces opérations comportaient des intérêts positifs ; mais la mode des intérêts négatifs peut en décider autrement.
C’est ce qui est en train de se produire, à une échelle époustouflante : la BCE a proposé d’acquérir pour plus de 1 000 Md€ de créances à taux négatifs sur les banques de la zone euro, et celles-ci ont répondu avec enthousiasme, manifestant le désir d’en vendre (c’est-à-dire d’emprunter) à hauteur de 1 300 Md€ (selon Les Echos du 19 juin). Cela leur permettra de prêter des sommes fantastiques aux Etats qui, en réponse au problèmes posés par l’épidémie Covid-19, ouvrent toutes grandes les vannes du déficit budgétaire. Elles feront évidemment attention à prêter dans des conditions un peu plus favorables qu’elles n’empruntent : par exemple – 0,5 % pour leurs prêts (sous forme d’obligations émises par des Etats) et – 1% pour leurs emprunts (les réserves obligatoires imposées aux banques de second rang).
Une marge de 0,5 % sur 1000 Md€ rapporte 5 Md€ par an. Sauf, bien sûr, si les débiteurs font faillite. Mais comme il s’agit d’Etats, l’habitude a été prise de les considérer juridiquement comme solvables, alors même qu’ils ne le sont pas économiquement. Ce choix de placer la fiction juridique au-dessus de la réalité économique est le pilier actuel sur lequel repose le fonctionnement de la monnaie, du crédit et des pouvoirs publics. Quand ce pilier s’effondrera, ce sera l’apocalypse.
Nous n’avons pas d’indications très précises relatives aux taux qui seront pratiqués pour ces opérations entre la BCE, les banques de second rang de la zone euro, et les Etats ayant l’euro pour unité monétaire, mais il semble qu’il s’agira principalement de taux négatifs ; ils sont à la mode, et il serait naïf de croire que celle-ci ne gouverne que la longueur des jupes. Les Etats membres de la zone euro, pour la plupart en déficit budgétaire, pourront donc gagner un peu d’argent en empruntant à taux négatifs pour financer ces déficits. Une façon de lever l’impôt originale, mais dangereuse à long terme.
Certes, dans les circonstances actuelles, personne ne voit le moyen de s’en sortir autrement qu’en faisant fonctionner la « pompe à phynances » du Père Ubu. Néanmoins, ne nous faisons pas d’illusion : il n’y a pas de remède miracle. Le seul conseil qui vaille est celui que Jean de La Fontaine nous donne par l’intermédiaire du message que le laboureur mourant confiait à ses enfants :
« Travaillez, prenez de la peine,
C’est le fonds qui manque le moins. »
Le fonds, c’est-à-dire la terre à retourner, à semer, à arroser ; le blé et les légumes à récolter ; les usines, les écoles, les hôpitaux, à faire tourner : bref, l’économie réelle. Taux négatifs ou positifs, c’est « l’huile de coude » qui apporte la solution. L’audace de Christine Lagarde ne portera ses fruits que si le monde se remet au travail.
1. L’une qui rend son compte courant créditeur, l’autre sur son compte de prêt, indiquant le montant de sa dette.