EXTRAIT 1 Introduction Emmanuel Macron et les territoires, un Président jacobin, girondin ou « en même temps jacobin et girondin » ?
En déjouant la routine de l'alternance gauche-droite, la victoire d'Emmanuel Macron a constitué une surprise pour de nombreux acteurs et commentateurs qui y ont vu un bouleversement, une déstabilisation majeure du système partisan1. Certains ont cru déceler dans l'accession à la magistrature suprême d'un jeune homme n'ayant jamais exercé aucun mandat électif, porté au pouvoir par un « parti entreprise », les prémices d'un changement majeur de l'action publique. Le candidat Macron lui-même n'a pas craint de promettre une « Révolution »2 aux Français. Son positionnement s'est cependant vite révélé plus ambigu : adepte de la locution adverbiale « en même temps », Emmanuel Macron s'est positionné aux deux pôles opposés : il a fait tantôt l'éloge de la verticalité supposément attendue par les Français de leur Président, tantôt l'éloge d'une approche fondée sur l'horizontalité pour se revendiquer « girondin ».
Ce positionnement équivoque, voire contradictoire, n'a pas été perçu comme tel par la plupart des observateurs ou des acteurs de la vie politique française : la grande majorité d'entre eux a retenu l'idée d'une présidence marquée par un très jacobin « retour à la verticalité ». Pour certains, après un discours de campagne axé sur le renouveau et l'horizontalité, ce vernis aurait rapidement craqué pour laisser place à une gouvernance « hypercentralisée »3. L'accession au pouvoir d'Emmanuel Macron aurait été synonyme de disruption avec l'ordre territorial établi. Pour d'autres, moins nombreux, l'élection d'un jeune Président devrait être plutôt lue comme une forme de renouvellement en trompe-l'œil, ou sous le prisme d'une continuité, incarnée par une « technostructure dominante convertie au libéralisme »4 dont Emmanuel Macron serait en quelque sorte le champion. Qu'en est-il exactement ? Le pouvoir macronien est-il davantage synonyme de victoire des girondins ou des jacobins, pour reprendre une opposition issue de la pensée révolutionnaire et devenue une manière classique de penser la tension entre diversité et unité ? La politique conduite sous l'impulsion d'Emmanuel Macron fait-elle de lui un Janus « en même temps jacobin et girondin »5, comme le suggèrent ses proches ? Au-delà des déclarations, quelles sont les croyances d'Emmanuel Macron et de ses équipes en matière de relations aux territoires et qu'ont-ils vraiment voulu faire des territoires, ou avec les territoires et leurs élus ? Le mandat d'Emmanuel Macron a-t-il transformé les équilibres territoriaux ? A-t-il donné naissance à un mouvement de recentralisation, ainsi que le suggèrent ses opposants, ou, au contraire, ouvert la voie à une relance de la décentralisation, comme le proclament les discours présidentiels ? Quelles en étaient les promesses pour les territoires ? Quelles réformes ont été effectivement adoptées et mises en œuvre ? Comment se conjuguent stabilité et changements dans l'action publique conduite vis-à-vis des territoires ?
EXTRAIT 2
Une volonté de décrisper les relations État-collectivités lourdement mise en échec À cet égard, force est d'admettre qu'il a rencontré certains déboires dans ses relations avec les acteurs territoriaux et avec la majorité sénatoriale. Dans la foulée de son élection, Emmanuel Macron avait formulé le vœu d'un profond renouvellement des relations État-collectivités, qu'il avait l'ambition d'apaiser. Il espérait renouveler la méthode et la substance des relations entre pouvoir central et pouvoirs locaux en installant une Conférence nationale des territoires, qui devait être le lieu de la négociation et de la fabrication des compromis entre l'État et les collectivités. Il a perdu ce pari et n'est pas parvenu à fabriquer une nouvelle scène de négociation ni de nouveaux compromis. Handicapé par la très faible implantation territoriale de son mouvement, dépourvu de relais au sein des trois principales associations d'élus locaux largement dominées par des coalitions unissant élus LR et socialistes soudés par leur appartenance commune au « monde d'avant », l'exécutif macronien a été confronté à une critique constante de leur part. L'expression de cette défiance est apparue dès le 23 novembre 2017 à l'occasion du discours (très travaillé) de clôture du 100e Congrès des maires prononcé par le président de l'AMF, François Baroin : pressenti pour devenir Premier ministre, dans l'hypothèse où François Fillon l'aurait emporté à la présidentielle, François Baroin n'a pas fait de cadeau à son tombeur. Les décisions prises en matière budgétaire et fiscale ont servi de carburant à une vive opposition des associations d'élus locaux, qui avait déjà un fondement partisan. Prises dans un contexte de polarisation partisane, les réformes des finances et de la fiscalité locales ont suscité de très fortes tensions entre pouvoir central et pouvoirs locaux. Une telle polarisation n'avait pas connu d'équivalent depuis la République gaulienne. Le boycott de la Conférence nationale des territoires (CNT) et la création de Territoires unis ont parfaitement symbolisé cette union des élus locaux, issus des formations d'opposition, contre l'exécutif macronien.
À cet égard, la comparaison entre la mandature Macron et d'autres mandatures permet de mieux identifier l'importance du facteur de congruence/incongruence partisane entre échelons territoriaux : celui-ci joue en France un rôle très important dans la capacité du pouvoir central à faire accepter par les pouvoirs locaux des mesures de réforme. L'exemple de la mandature Hollande illustre à merveille les facilités offertes par la congruence entre majorités nationale et locale. Le pouvoir central (socialiste) bénéficie alors d'importants relais dans la plupart des associations d'élus locaux, en raison des victoires répétées du Parti socialiste aux élections locales de 2008 et 2010. Alors que l'exécutif national met en œuvre une politique inédite de coupes dans les concours financiers de l'État aux collectivités entre 2014 et 2017 (via la contribution au redressement des finances publiques), les principales associations d'élus locaux protestent certes, mais elles se gardent de positions radicales : les relais socialistes jouent un rôle modérateur dans les critiques adressées au Gouvernement6.
La configuration partisane qui résulte des élections présidentielle et législatives de 2017 diffère assez nettement de la situation qui prévalait sous les précédentes mandatures. LREM dispose certes d'une écrasante majorité à l'Assemblée nationale mais cette force nationale contraste avec la très faible implantation de la composante principale de la majorité nationale : LREM compte certes quelques grands élus locaux, issus des rangs socialistes, centristes ou néo-gaullistes, mais la majorité élue en 2017 se singularise aussi par la proportion historiquement très élevée de nouveaux députés totalement dépourvus d'expérience politique locale. La création à l'Assemblée nationale d'une délégation aux collectivités ne suffit pas à compenser le faible ancrage territorial de la majorité à l'Assemblée. La singularité de cette configuration peut, à bien des égards, être rapprochée de celle qui avait prévalu durant les premières années de la Ve République : le général de Gaulle disposait certes d'une écrasante majorité à l'Assemblée nationale mais était très largement dépourvu de relais dans le monde territorial, à la tête des communes, des départements, comme au Sénat. Les élections municipales de 1959 constituent une défaite cinglante pour le parti gaulliste : l'UNR ne peut alors revendiquer que 22 253 des 469 481 conseillers municipaux, 70 des 403 maires de communes de plus de 10 000 habitants. L'ancienne classe politique, issue de la IVe République, qui tient le Sénat, mais aussi l'Association des maires de France, l'Assemblée des présidents de conseils généraux (APCG) s'efforcent de mobiliser le clivage centre-périphérie et de discréditer un pouvoir central technocratique et coupé des réalités, ce qui entraîne entre 1963 et 1965 une suspension des relations entre le gouvernement gaulliste de Georges Pompidou et le monde territorial. En 2017, ce faible ancrage territorial de LREM est d'emblée identifié par le président de la République comme un handicap a priori pour négocier un « contrat », les principales associations d'élus étant dirigées par des élus appartenant à l'opposition nationale.
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