La loi portée par Michel Sapin, surnommée Sapin 2, mais réellement intitulée loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, constitue un nouveau monument d’anthologie dans le combat que le gouvernement profond entreprend pour garder le contrôle de la situation. Le texte foisonne et méritait bien un petit résumé assorti de commentaires.
Sapin 2 crée un nouveau comité théodule
L’article 1 prévoit:
L’Agence française anticorruption est un service à compétence nationale, placé auprès du ministre de la justice et du ministre chargé du budget, ayant pour missions de prévenir les faits de corruption, de trafic d’influence, de concussion, de prise illégale d’intérêt, de détournement de fonds publics et de favoritisme et d’aider à leur détection par les autorités compétentes et les personnes qui y sont confrontées.
Chic, un nouveau fromage pour placer des copains à l’aube d’une probable déculottée électorale. La ficelle permet de recaser un (ou plusieurs) protégés à l’approche de l’alternance.
L’article 2 prévoit d’ailleurs que l’agence soit « dirigée par un magistrat hors hiérarchie de l’ordre judiciaire nommé par décret du Président de la République pour une durée de six ans non renouvelable. Il ne peut être mis fin à ses fonctions que sur sa demande ou en cas d’empêchement. » Le gars nommé en 2016 est assuré d’être encore là en 2022!
Sapin 2 tue les lanceurs d’alerte
L’article 6 du texte attaque les choses sérieuses et entreprend de clouer le bec, une bonne fois pour toutes, à ces fichus lanceurs d’alerte qui risquent de mettre en échec des projets illégaux. Bien entendu, ces restrictions sont posées au nom de la protection des impétrants. La définition du lanceur d’alerte montre bien l’étendue des dégâts:
Un lanceur d’alerte est une personne qui révèle, dans l’intérêt général et de bonne foi, un crime ou un délit, un manquement grave à la loi ou au règlement, ou des faits présentant des risques ou des préjudices graves pour l’environnement ou pour la santé ou la sécurité publiques, ou témoigne de tels agissements. Il exerce son droit d’alerte sans espoir d’avantage propre ni volonté de nuire à autrui. L’alerte ne saurait révéler quelque élément que ce soit relevant du secret de la défense nationale, du secret médical ou du secret des relations entre un avocat et son client.
Traduction: le lancement d’alerte sera limité aux questions d’environnement, de santé et de sécurité publique, à l’exclusion de tous les autres sujets. En particulier, les sujets de défense nationale seront proscrits. En outre, le lanceur d’alerte devra prouver son absence de volonté de nuire à autrui.
Voilà qui en va en calmer plus d’un. En tout cas, tous ceux qui voudront révéler des secrets sur l’évasion fiscale par les banques en seront pour leur grade…
Bravo Michel, tu as bien fait le boulot!
Sapin 2 protège les petits secrets des banques
Pour les questions de lancement d’alertes dans la banque et la finance, la loi Sapin 2 prévoit un dispositif spécial qui fait rire tout le monde (article 7):
L’Autorité des marchés financiers et l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution mettent en place des procédures permettant que leur soit signalé tout manquement
Rappelons juste que l’Autorité des Marchés Financiers est présidée par l’énarque Gérard Rameix, ancien de la banque d’affaires Hottinguer, et ancien gérant de fonds. L’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution est présidée par le gouverneur de la banque de France, François Villeroy de Galhau, ancien directeur général délégué de la BNP.
On se doute que tout ce petit monde concoctera des « procédures » particulièrement agréables et protectrices pour les lanceurs d’alerte.
Sapin 2 à reculons sur la lutte contre la corruption
On trouvera le même entrain juridique pour lutter contre la corruption. Le passage qui y est consacré dans la loi est très long, très technique, et très verbeux. Il repose sur cette seule phrase fondamentale:
Les présidents, les directeurs généraux et les gérants d’une société employant au moins cinq cents salariés, ou appartenant à un groupe de sociétés dont l’effectif comprend au moins cinq cents salariés, et dont le chiffre d’affaires ou le chiffre d’affaires consolidé est supérieur à 100 millions d’euros sont tenus de prendre les mesures destinées à prévenir et à détecter la commission, en France ou à l’étranger, de faits de corruption ou de trafic d’influence selon les modalités prévues au II.
Si ce sont les dirigeants de société qui doivent lutter contre la corruption dont leur société pourrait être l’auteur… Tout est dit!
Sapin 2 et la comédie du lobbying
On s’amuse par avance de l’intention affichée (sur laquelle je reviendrai dans de futurs articles) par la loi Sapin 2 de moraliser le métier de lobbyiste. Comme si le plus grand lobbyiste de France n’était pas François Hollande lui-même (et Michel Sapin en second), qui multiplie les réglementations favorables à ses intérêts et à ceux de ses amis. Bref, tous ceux dont le métier est d’influencer la décision publique pour le compte de tiers devront maintenant respecter des règles contraignantes, soumise à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique.
Le texte a explicitement listé les gens qui ne pouvaient être considérés comme lobbyistes:
« Ne sont pas des représentants d’intérêts au sens du présent article :
« a) Les élus, dans le strict exercice de leur mandat ;
« b) Les partis et groupements politiques, dans le cadre de leur mission prévue à l’article 4 de la Constitution ;
« c) Les organisations syndicales de salariés et les organisations professionnelles d’employeurs en tant qu’acteurs du dialogue social, au sens de l’article L. 1 du code du travail ;
« d) Les associations à objet cultuel, dans leurs relations avec le ministre et les services ministériels chargés des cultes.
On notera que les élus peuvent être considérés comme lobbyistes pour des faits qui ne seraient pas liés au « strict exercice de leur mandat ».
Et quand Serge Dassault appelle un ministre ou le Président pour parler politique et vente de Rafale, c’est du lobbying ou pas ?
Tartufferie! tartufferie! mais j’y reviendrai.
Sapin 2 veut saper le Front National
Sapin prépare activement 2017, et la suite. Il fait ajouter une disposition sur la publication des comptes de campagne (article 14 bis A du texte):
« Les partis ou groupements transmettent également, dans les annexes de ces comptes, les montants et les conditions d’octroi des emprunts souscrits ou consentis par eux, ainsi que l’identité des prêteurs, les flux financiers entre partis et entre les partis et les candidats soumis aux exigences prévues à l’article L. 52-12 du code électoral. Lors de la publication des comptes, la commission indique les montants consolidés des emprunts souscrits ventilés par catégories de prêteurs, types de prêts et par pays d’origine des prêteurs, ainsi que l’identité des différents prêteurs personnes morales, les flux financiers nets entre partis et entre les partis et les candidats. »
Même les emprunts russes?
Sapin 2 et le lobbying financier
Alors que le texte s’appesantit lourdement sur un durcissement du code des marchés publics, il renvoie (article 17)… aux ordonnances (donc aux fonctionnaires de Bercy qui rêvent d’être recrutés par les banques qu’ils encadrent juridiquement) le soin de transposer les directives européennes en matière d’abus de marché, c’est-à-dire de corruption financière. N’est-ce pas amusant? Mais, bien entendu, les élus ne sont pas des lobbyistes…
Sapin 2 met sous surveillance les concurrents des banques
Sous couvert de protéger le consommateur, notre bon Michel place les traders sur Internet sous une surveillance étroite. On a bien compris l’enjeu: il s’agit, ni plus ni moins, d’empêcher les concurrents des banques de prospérer sur le marché de l’investissement et du trading. L’article 19 élargit donc les pouvoirs de l’autorité des marchés financiers:
« Elle veille à la régularité des offres au public de parts sociales mentionnées au quatrième alinéa de l’article L. 512-1 du présent code ou des offres au public de certificats mutualistes mentionnées au premier alinéa du II de l’article L. 322-26-8 du code des assurances. »
Sapin 2, ou dix-huit mois pour respecter les décisions du Conseil Constitutionnel
L’article 21 de la loi intègre aux règles applicables à l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution une décision rendue, dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité, par le Conseil Constitutionnel sur l’indemnisation des détenteurs de portefeuilles transférés d’office.
Cette mesure technique n’est pas inintéressante, puisqu’elle limite le pouvoir arbitraire de l’ACPR… et elle est prise à reculons.
Sapin 2, le lobbyiste de la mutualité
Evidemment, le ministre Sapin n’a rien à voir avec le lobbying. C’est pourquoi il n’hésite pas à présenter plusieurs mesures extravagantes en faveur des mutuelles, qui seront, comme il se doit, prises par ordonnances:
Dans les conditions prévues par l’article 38 de la Constitution, le Gouvernement est autorisé à prendre par ordonnance, dans un délai de six mois à compter de la promulgation de la présente loi, toute mesure relevant du domaine de la loi: (…)
Complétant le régime juridique des mutuelles et unions relevant du livre III du code de la mutualité en permettant :
a) D’élargir leur champ d’activité à des activités sportives et de pompes funèbres ;
b) De modifier la composition des unions mentionnées à l’article L. 111-4-3 du code de la mutualité pour y inclure les sociétés commerciales mentionnées au 2° du II de l’article 1er de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire ;
C’est bien connu, une mutuelle, c’est la même chose qu’un club de football, et ça peut même enterrer les morts. Mais bien entendu, cette innovation législative n’a rien à voir avec du lobbying…
Sapin 2, le lobbyiste de Groupama
Après avoir servi les mutuelles (par des ordonnances), la loi Sapin 2 s’occupe aussi de Groupama, qui devient (article 22 bis) un « organe central du réseau composé par les sociétés ou caisses d’assurances et de réassurances mutuelles agricoles est une caisse de réassurances mutuelle agricole à compétence nationale. » Cette transformation met le doigt dans une prise de distance avec les principes mutualistes:
Par dérogation à l’article L. 322-26-2, le conseil d’administration de l’organe central mentionné au premier alinéa du présent article comprend, outre les administrateurs représentant les caisses d’assurances et de réassurances mutuelles agricoles adhérentes et ceux élus par le personnel salarié, des administrateurs élus par l’assemblée générale, sur proposition du conseil d’administration.
Le conseil d’administration de Groupama pourra donc choisir des administrateurs (élus en assemblée générale) hors du monde mutualiste…
Sapin 2 et le lobby bancaire sur l’assurance emprunteur
Autre coup fumant préparé par Sapin 2: le lobby bancaire a obtenu le recours (encore une fois!) aux ordonnances sur le crédit immobilier. Cette nouvelle intervention du législateur sur un sujet très juteux pour les banques devrait cette fois concerner la vente liée d’un crédit immobilier et de l’ouverture d’un compte dans la banque prêteuse. En principe, subordonner l’un à l’autre est interdit, mais la loi formule ainsi l’objet de l’ordonnance:
le Gouvernement est habilité à prendre par ordonnance, dans un délai de six mois à compter de la promulgation de la présente loi, toute mesure relevant du domaine de la loi permettant d’encadrer, dans le respect de l’article L. 312-1-2 du code monétaire et financier, les conditions dans lesquelles la souscription d’un contrat de crédit immobilier par un consommateur ainsi que le niveau de son taux d’intérêt peuvent être associés à l’ouverture d’un compte de dépôt et à la domiciliation de ses revenus quelle que soit leur nature ou leur origine, pendant la durée du crédit.
Voilà qui est clair: le gouvernement préservera une pratique bancaire abusive…
Sapin 2 et la mode de l’économie sociale et solidaire
Autre cadeau fait aux banques par Michel Sapin (qui n’est toujours pas un lobbyiste, selon la définition de sa propre loi): la possibilité pour ceux qui distribuent des livrets durables et solidaires d’ouvrir un compartiment de financement en faveur de l’économie sociale et solidaire. Dans la pratique, les clients pourront donner une partie de leurs avoirs à ces entreprises.
Dans l’absolu, rappelons que le Crédit Agricole pourrait ainsi bénéficier de dons gratuits de la part de ses clients. On rêve!
Sapin 2 et les fonds de pension à la française
Parallèlement, Sapin décide d’élargir, avec son article 33, les formes de retraite supplémentaire (nom pudique de la retraite chapeau) en agissant là encore par ordonnance. Ces fonds, qui bénéficieront d’un régime prudentiel allégé par rapport à la directive Solvabilité 2, seront nourris par le transfert de portefeuilles soumis aujourd’hui à Solvabilité 2. Le cadeau est important puisque la mesure permet de diminuer sensiblement le niveau de fonds propres exigible des assureurs.
On notera que Sapin fait un autre cadeau discret à ses amis: il encadre fortement (article 33 bis) les possibilités de rachat de comptes de d’épargne retraite populaire (PERP) qui menacent ruine depuis la baisse des taux. Pour l’information du public, il n’est pas inutile de rappeler que le plus gros opérateur d’épargne retraite aujourd’hui n’est autre qu’une filiale commune entre AG2R (dirigée par un ancien du cabinet Beregovoy) et la Caisse des Dépôts et Consignations.
Mais Michel Sapin n’est toujours pas un lobbyiste…
Sapin 2 et l’artisanat
Contrairement à ce qui a été largement répété dans les médias, l’article 43 réduit la déréglementation de certains métiers à la portion congrue. Il vaut donc mieux parler ici de mesures protectrices plutôt que l’inverse.
Au demeurant, l’article 54 octies « re-réglemente » une profession: celle de courtier en vin… Allez comprendre!
Sapin 2 fait un autre cadeau aux assureurs
L’article 50 de la loi prévoit une… ordonnance sur la réforme du Fonds de Garanties des Assurances obligatoires. Cette réforme devrait probablement supprimer la contribution des compagnies d’assurance aux Fonds…
Sapin 2 limite les dégâts sur la rémunération des patrons
La loi Sapin, dans son article 54 bis, prend une mesure très modérée sur la rémunération des mandataires sociaux dans les entreprises cotées sur les marchés réglementés (ce qui représente une part très limitée des entreprises, rappelons-le): elle oblige le conseil d’administration à obtenir l’approbation de l’assemblée générale sur les éléments de rémunération.
Cette position est sans surprise.
Une loi démocratique?
Précisons que cette loi touffue, multiforme, hétéroclite, qui renvoie directement aux ordonnances est tout sauf compréhensible par les citoyens.
Une bien étrange conception de la démocratie… où les décisions apparentes obéissent à des motifs profonds qui ne sont exposés nulle part. Un triomphe du lobbying exercé par le gouvernement profond, en quelque sorte.
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog