Parti de Grèce, le navire Polarstar, immatriculé au Libéria, est arrivé dans le port ukrainien d'Odessa le 16 février 2022 après un voyage de trois jours. Ce vraquier de 177 mètres de long n'en a plus bougé depuis. L'invasion de l'Ukraine par la Russie empêche l'exportation d'un dixième de la récolte mondiale de blé, tandis que les Nations unies tirent la sonnette d'alarme sur le risque de pénurie alimentaire mondiale.
Le Polarstar n'est pas le seul navire piégé dans un port ukrainien. Selon l'Organisation maritime internationale des Nations unies, pas moins de 84 navires et 450 marins marchands restent prisonniers des mines marines posées par l'Ukraine et des blocus navals russes. Cette situation empêche l'Ukraine de livrer sa récolte de céréales au reste du monde. En 2021, le pays pesait 10% des exportations mondiales de blé, selon l'ONU. Aujourd'hui, la guerre a réduit la superficie des terres cultivées et la capacité à recruter de la main-d'œuvre. De surcroît, la hausse des prix des carburants réduit l'offre d'engrais et par conséquent les rendements. La Russie, dont les exportations sont limitées sur de nombreux marchés par les sanctions internationales, a représenté 17% des exportations mondiales de blé.
Autrefois, on qualifiait l'Ukraine de « grenier à blé » de l'Union soviétique. Trois décennies plus tard, l'invasion russe met en lumière l'importance des sols fertiles et des longues saisons agricoles de l'Ukraine pour les chaînes d'approvisionnement mondiales. Le marché mondial du blé est particulièrement concentré: en 2021, sept pays représentaient 89% des échanges, la Russie et l'Ukraine étant les deuxième et sixième principaux fournisseurs, selon un rapport de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) publié la semaine dernière. La Russie et l'Ukraine ont également fourni à elles seules plus de la moitié des graines de tournesol dans le monde.
Le gouvernement ukrainien affirme que 20 millions de tonnes de céréales et de légumineuses et 5 millions de tonnes d'oléagineux provenant de la récolte de 2021 sont actuellement bloquées. Si ces stocks ne peuvent pas être exportés, la nouvelle récolte de juillet aggravera la situation, le pays manquant d'installations pour entreposer la production additionnelle. Malgré tout, le département de l'Agriculture des États-Unis (USDA) estime que la récolte de blé de l'Ukraine sera de 35%, soit 9 millions de tonnes, inférieure à la récolte de 2021.
Corridors logistiques
Dans l'immédiat, les alternatives au transport de céréales par voie maritime ne constituent guère une solution. L'incompatibilité des rails ferroviaires entre l'Union européenne et l'Ukraine ralentit les itinéraires terrestres vers les ports roumains et le Danube. La Turquie a accueilli des pourparlers visant à ouvrir des routes maritimes permettant d'exporter des céréales et éventuellement des engrais russes. Les gouvernements français, néerlandais et turc ont proposé d'escorter les cargaisons avec des navires de guerre. Cependant, la Russie veut échanger les sanctions économiques occidentales contre ses ressources agricoles.
L'augmentation du coût des matières premières se traduit inévitablement par une hausse du prix des denrées alimentaires. Cette année, le monde déboursera 51 milliards de dollars de plus qu'en 2021 pour l'achat de produits alimentaires, selon la FAO. Le blé se négocie à 40% plus cher qu'il y a un an, tandis que le soja est au plus haut depuis dix ans. Selon les dernières prévisions de l'USDA, la production mondiale de blé pourrait atteindre 775 millions de tonnes métriques sur l'année commerciale 2022/2023 de juin à mai, soit 4 millions de tonnes de moins que l'année précédente. Avec une offre totale inférieure à la consommation, les stocks devraient reculer aux niveaux de 2007/2008.
Certains agriculteurs ont réagi aux pénuries alimentaires en cultivant davantage, mais leur calcul est compliqué par la volatilité des prix des récoltes et la hausse des coûts des engrais et du carburant, qui réduisent leurs marges. La pénurie d'engrais en provenance du Belarus pourrait compromettre les hypothèses de rendement des cultures qui sous-tendent les projections de l'USDA et du secteur privé.
La nature de la production agricole signifie que le monde pourrait ressentir jusqu'en 2023, voire plus tard encore, les conséquences de l'invasion russe sur les marchés céréaliers. Le 18 mai, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a mis en garde contre « le spectre d'une pénurie alimentaire mondiale dans les mois à venir », générant des problèmes susceptibles de durer des années. Les Nations unies estiment déjà que le nombre de personnes souffrant de famine a doublé en deux ans et atteint désormais 276 millions.
À plus long terme, assurer la sécurité des chaînes de production alimentaire restera une priorité absolue. En effet, la sécurité alimentaire dépend du passage à une production agricole plus soutenable et plus résiliente et offre des opportunités d'investissement. Nous n'investissons pas directement dans les produits agricoles susceptibles d'affecter les prix du maïs, du blé, du soja et du riz, car il s'agit de composantes essentielles de la sécurité alimentaire.
Le coût de la pauvreté
En sus des problèmes générés par la guerre, les conditions météorologiques extrêmes régnant ailleurs dans le monde péjorent les perspectives pour les céréales. Suite à de graves intempéries, la production de blé de la Chine pourrait atteindre un bas niveau record. L'Inde a interdit les exportations de céréales pour faire face à une vague de chaleur sans précédent, tandis que la sécheresse frappe l'Afrique orientale pour la quatrième saison consécutive, menaçant de famine des millions de personnes en Éthiopie, en Somalie et au Kenya.
L'impact de la hausse des prix des denrées alimentaires se fait sentir de manière inégale, affectant les nations les plus pauvres du monde et les plus dépendantes des importations alimentaires. Dans les pays émergents, les denrées alimentaires représentent entre un tiers et la moitié du panier de biens utilisé pour calculer l'inflation, contre 10% dans l'Union européenne et 8% aux États-Unis.
En outre, certaines nations pauvres sont très dépendantes de la Russie et de l'Ukraine. En 2021, le Bénin, la Somalie, l'Égypte et le Soudan ont importé la quasi-totalité de leur blé de Russie et d'Ukraine. La Chine, l'Égypte et l'Algérie ont importé de ces deux marchés la quasi-totalité de leur huile de tournesol. L'inflation alimentaire a aggravé les chocs économiques dans des pays comme l'Afghanistan, menacé de famine, et le Sri Lanka, où le manque de nourriture, d'énergie, de médicaments et de carburant a déclenché des violences, une crise politique et la première défaillance d'un gouvernement dans l'histoire du pays.
Les nations les plus pauvres dépenseront 2,4 milliards USD de moins pour leurs achats alimentaires en 2022, estime la FAO, car les consommateurs réagissent à la hausse des prix en achetant moins de produits coûteux comme la viande et les oléagineux, se concentrant plutôt sur les denrées de base comme le riz.
Les conséquences de ces tensions peuvent être considérables. On se souvient des événements du « printemps arabe », en 2010, lorsque la hausse des prix des denrées alimentaires et une croissance économique en berne ont agi comme des catalyseurs pour une vaste série de soulèvements populaires au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. L'inflation alimentaire a le potentiel d'induire des troubles sociaux, déstabilisant des économies ou des régions entières, et déclenchant des migrations massives. Si les troubles s'intensifient, ils peuvent aussi exacerber les inégalités sociales et économiques existantes.
Toute nouvelle crise dans un environnement déjà fragile ne ferait qu'aggraver les perspectives de l'économie mondiale et générer davantage de volatilité sur les marchés financiers. Nous maintenons une approche d'investissement prudente et surveillons de très près les développements internationaux.