De nombreux étudiants passent leurs examens en juin. A la question de savoir quel devrait être le comportement du marché obligataire américain lorsque l’inflation indigène atteint 5%, rares sont ceux qui répondraient que le marché réagira par une forte hausse des bons du Trésor et un recul de 10 points de base des taux américains à 10 ans (de 1,55% à 1,45% en une semaine). Comment expliquer ce phénomène ?
Certains stratèges de marché avancent l’hypothèse d’un mouvement technique découlant de la couverture des positions courtes. D’autres y voient la manifestation d’un rééquilibrage continu des portefeuilles des fonds de pension en direction des bons du Trésor, les fonds de pension bénéficiant pour la plupart d’un taux de couverture proche de 100%. Mais, dans le 1er cas, il s’agit d’un phénomène qui est, par essence, à court terme, et dans le 2e cas, le mouvement de réallocation des actifs perd de son intensité.
Le fait est qu’un nombre toujours plus grand de participants au marché commence lentement à admettre que la flambée de l’inflation américaine est de nature temporaire. Il convient donc d’examiner d’autres facteurs et celui qui se trouve aujourd’hui au centre de toutes les préoccupations est le redressement du marché de l’emploi. Bien que l’essentiel du débat porte sur l’importance de ce dernier, il serait préférable de l’examiner sous un angle qualitatif et de s’interroger sur son impact sur les taux américains.
Après la crise financière de 2007-2009, le redressement du marché américain du travail a mis du temps à se concrétiser : le taux de chômage n'est repassé sous la barre des 5 % qu'en 2016 ! A l’heure actuelle, la baisse du nombre d’emplois a déjà été partiellement compensée, mais les deux chiffres les plus récents concernant la création d’emplois non agricoles ont déçu et, le nombre total d’emplois aux Etats-Unis reste inférieur d’environ 7 millions à ce qu’il était fin 2019.
L’examen des précédentes récessions montre que lorsque le taux de chômage est élevé, trois questions nécessitent une attention particulière de la part des employeurs. La première concerne la difficulté de choix à laquelle les entreprises sont confrontées lors de l’embauche. La deuxième porte sur l’allongement des délais pour trouver des remplaçants compétents : il résulte en effet de la hausse de la rotation du personnel dans les secteurs les moins touchés par la pandémie, voire dans ceux qui ont pu en tirer profit. La troisième question a trait au fait que, compte tenu du niveau élevé d’incertitude, les banques n’ouvrent le robinet du crédit que lentement alors même que certains secteurs souhaiteraient accroître leur activité.
Les deux premières questions sont liées à l'inadéquation des compétences qui, à l'heure actuelle, se manifeste dans tous les secteurs, qu’ils aient ou non tiré parti de la pandémie. Par ailleurs, dans les secteurs les plus affectés par cette dernière (loisirs et hôtellerie, commerce de détail, divertissement, etc.), le nombre d’emplois perdus de façon permanente pourrait être relativement important. Le marché du travail a connu une mutation structurelle favorisant les emplois dans le secteur des services au détriment des emplois liés aux produits. Dans les emplois de services faiblement rémunérés, cette mutation a laissé de profondes cicatrices. Autrement dit, le laps de temps nécessaire pour revenir au niveau d’emploi antérieur et à des emplois correctement rémunérés sera peut-être plus long que prévu.
Pour arriver aux chiffres du 4e trimestre 2019 d’ici à l’été 2025, il faudrait créer chaque mois environ 300'000 emplois non agricoles durant les deux ans à venir. Ce délai pourrait devoir être allongé si l’on part de l’idée que les PME, en lutte pour leur survie, embaucheront moins, voire pas du tout, et que les entreprises « stars », en quête d’une productivité accrue, ralentiront le rythme de leurs embauches. Par ailleurs, les modèles d’affaires basés sur les plateformes ou liés à un réseau tendent à privilégier le télétravail, ce qui leur permet de réduire le coût de la main-d’œuvre ainsi que le nombre d’emplois équivalents plein temps. Si l’on part de l’hypothèse d’une création de 200'000 nouveaux emplois par mois, il faudra attendre l'été 2026 pour parvenir à créer 7 millions de nouveaux emplois.
Le marché américain des bons du Trésor est tout à fait conscient de cette réalité. Mais si le déficit de main-d’œuvre n’est comblé qu’en 2026, la Fed disposera d’une marge de manœuvre amoindrie en ce qui concerne le durcissement de sa politique monétaire. Autrement dit, c’est la normalisation de la situation sur le marché du travail qui sera déterminante pour la normalisation de la politique monétaire. Dans le cadre de son triple mandat, la Fed a donné la priorité au plein-emploi. En ce qui concerne le soutien à la croissance, elle collabore avec le département du Trésor pour la mise en place d’un paquet de mesures fiscales qui restent à définir. Dans ce contexte, la question de l’inflation devient subsidiaire. Enfin, pour ce qui concerne son 4e objectif, officieux, de stabilité des marchés financiers, ce dernier pourra être atteint au moyen de l’approche progressive qu’elle a déjà déployée par le passé et qui inclut l’assouplissement quantitatif qu’elle peut utiliser en mode « interrupteur".
Le précédent cycle de resserrement monétaire a duré trois ans, de décembre 2015 à décembre 2018, et il a fait remonter les taux directeurs à 2,5 %. A l’avenir, les différentes étapes du mouvement de hausse pourraient se situer à un niveau inférieur et le prochain cycle de resserrement monétaire pourrait aboutir à des taux directeurs qui ne progresseraient que jusqu’à 1,5% ou 2%. Cela pourrait expliquer le fait que les taux américains soient sortis de la fourchette de 1,50-1,75% dans laquelle ils évoluaient depuis deux mois. Dès que le marché cessera de se focaliser sur l’inflation pour s’intéresser au redressement de l’emploi, les taux à 10 ans pourraient revenir dans une fourchette de 1,25% à 1,50%.