Dans une enquête menée en 1998 par Thomas Piketty, on demandait aux personnes interrogées quels « devraient être » selon eux les revenus mensuels respectifs d’un cadre supérieur d’une grande entreprise et d’une caissière de supermarché. Les réponses moyennes étaient respectivement de 27 300 francs et 7 477 francs. Soit un rapport de 1 à 3,6 (alors qu’à l’époque l’écart réel des salaires moyens de ces deux catégories était au moins de 1 à 9). Cet écart variait assez peu selon la catégorie sociale de la personne interrogée. Dans une autre enquête menée en 2004 par l’équipe du sociologue François Dubet, le montant au-dessus duquel les salaires mensuels étaient jugés « indécents » était de 6 000 euros selon les ouvriers interrogés, et de 10 000 euros selon les cadres et chefs d’entreprises. Ce qui revient à 6,6 Smic (de 2004) selon les ouvriers, et 11 Smic selon les chefs d’entreprises. Voilà qui nous rapproche sensiblement du facteur 12. Plusieurs sondages Ipsos (réalisés pour le Secours populaire en 2010) indiquent qu’une majorité de Français considèrent que 1 000 euros mensuels devraient constituer un revenu minimal net pour une personne seule (alors que le RSA de base est à 467 euros en 2011). Où en sommes-nous aujourd’hui ?
Au total, les dimensions les plus discriminantes concernent le niveau d’éducation, le niveau de revenu et le sexe : les femmes ont une appréciation beaucoup plus basse du plafonnement à appliquer que les hommes : 8 300 contre 23 400 euros en moyenne. C’est en grande partie dû au fait que le niveau moyen d’études des femmes et leur niveau de rémunération sont moins élevés que ceux des hommes. Finalement, une forte coupure apparaît entre une large majorité de la population – surtout salariée – peu éduquée et dont le niveau de revenu est bas, et une minorité très éduquée et appartenant aux catégories socioprofessionnelles supérieures.
Nous voyons clairement, avec ces chiffres, à quel point le débat sur le sujet des très hauts revenus est capté et occulté par cette minorité éduquée, empêchant des prises de position et des délibérations collectives, en vue de mesures réglementaires et fiscales en faveur de plus d’égalité. Même la mesure proposée par le Parti socialiste consistant à fixer des écarts maximaux de 1 à 20 dans les entreprises publiques apparaît encore très en deçà des aspirations de la grande majorité des Français. Peut-on se contenter d’accuser cette partie de la population d’ignorance des réalités économiques, voire d’obscurantisme, pour légitimer le maintien d’écarts de rémunération tels qu’ils sont pratiqués aujourd’hui ? Ne faut-il pas considérer que derrière ces estimations intuitives résident une sagesse et un ensemble de repères éthiques auxquels il serait vital de se référer ? Et ne doit-on pas reconnaître que le refus de toute discussion est bien l’expression de la volonté d’une caste de maintenir ses privilèges et ses avantages aux dépens de l’intérêt général ? N’est-ce pas le signe d’une rupture du contrat social ?
L’écart abyssal entre salaires et revenus dans une même société et entre sociétés donne en effet le sentiment d’un jeu sans règles et sans correctifs, dans lequel certains peuvent s’enrichir d’une façon exponentielle sans avoir de compte à rendre à quiconque et sans que soit possible une discussion sur les critères et les structures qui leur ont permis d’atteindre ces sommets.