Toute l'économie est, en fin de compte, une économie du bien et du mal. Elle est faite d'histoires racontées par des gens à d'autres gens. Le plus savant modèle économique lui-même est de facto une histoire, une parabole, une tentative visant à saisir (rationnellement) le monde qui nous entoure.
J'essaierai de montrer que jusqu'à ce jour, l'histoire racontée à travers les mécanismes économiques est essentiellement celle d'une « bonne vie », et cela depuis les Grecs et les Hébreux. J'essaierai de montrer que les mathématiques, les modèles, les équations et les statistiques ne sont que la partie émergée de l'iceberg de l'économie, que tout le reste est bien plus important, et que les controverses économiques sont avant tout une bataille de récits et de méta-narrations.
Aujourd'hui comme de tout temps, les peuples voudraient surtout que les économistes leur disent ce qui est bien et ce qui est mal. Nous autres économistes, nous sommes formés à éviter les opinions et jugements de valeur à propos du bien et du mal. Pourtant, contrairement à ce que disent nos manuels, l'économie est principalement un champ normatif.
Non seulement elle décrit le monde, mais elle dit souvent comment il devrait être fait (efficacité, concurrence parfaite, forte croissance du PIB, faible inflation, forte compétitivité, État modeste). À cette fin, nous créons des modèles, modernes paraboles, mais trop irréalistes (souvent intentionnellement) pour avoir grand-chose à voir avec le monde réel.
Exemple quotidien : qu'un expert réponde à la télévision à une question apparemment innocente sur le niveau d'inflation, et on lui demandera aussitôt (souvent, il soulèvera la question lui-même sans qu'on la lui pose) si ce niveau est bon ou mauvais, et s'il devrait être supérieur ou inférieur. Même face à une question aussi technique, les experts parlent immédiatement du bien et du mal et émettent des jugements normatifs : elle devrait être inférieure, ou plus élevée.
Comme paniquée, l'économie s'efforce pourtant d'éviter des mots tels que « bien » et « mal ». Elle n'y parvient pas. Car « si l'économie était vraiment une affaire neutre, on s'attendrait que les professionnels de l'économie aient constitué un corpus de pensée économique complet ». Comme on l'a vu, il n'en est rien. C'est une bonne chose à mon avis, mais il faut admettre que l'économie, en fin de compte, est plutôt une science normative.
Selon Milton Friedman (Essais d'économie positive), l'économie devrait être une science positive, neutre à l'égard des valeurs, qui décrirait le monde comme il est et non comme il devrait être. Mais cet avis est lui-même normatif. Dans la vie réelle, l'économie n'est pas une science positive. Si elle l'était, on n'aurait pas à essayer qu'elle le soit. « Bien entendu, la plupart des hommes de science, et de nombreux philosophes, invoquent la doctrine positiviste pour ne pas avoir à affronter des questions fondamentales délicates – en bref pour éviter la métaphysique ».
À propos, être neutre à l'égard des valeurs est tout de même une valeur en soi, une valeur importante pour les économistes. Ô paradoxe : cette discipline principalement consacrée à l'étude des valeurs voudrait être neutre envers elles ! Il n'est pas moins paradoxal que cette discipline qui croit en la main invisible du marché se veuille sans mystère.
Dans ce livre, je poserai donc les questions suivantes : Y a-t-il une économie du bien et du mal ? Est-il payant d'être bon, ou la bonté échappe-t-elle au calcul économique ? L'égoïsme est-il inné chez l'homme ? Est-il justifiable s'il aboutit au bien commun ? De telles questions valent d'être posées si l'on ne veut pas que l'économie devienne un simple modèle économétrique d'allocation mécanique, dépourvu de signification (ou d'application) plus profonde.
Au passage, inutile de craindre des mots tels « bien » ou « mal ». On peut les utiliser sans moraliser. Chacun de nous agit selon quelque éthique intérieure. De la même manière, nous avons tous une foi quelconque (l'athéisme étant une foi comme une autre). Il en va de même avec l'économie. « Les hommes pratiques, qui se croient exempts de toute influence intellectuelle, sont ordinairement les esclaves de quelque économiste défunt », disait John Maynard Keynes. « (...) Tôt ou tard, ce sont les idées, non les intérêts matériels,
qui sont dangereuses pour le bien ou le mal. »