Grossophobie : Sociologie d’une discrimination invisible – Extrait livre

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Par Solenne Carof Publié le 29 mai 2021 à 7h00
Grossophobie Discrimination Invisible Sociologie
@shutter - © Economie Matin
18%18 % des Français obèses subissent ou ont déjà subi des discriminations.

Extraits de l'introduction de l'ouvrage Grossophobie

Le succès médiatique rencontré en juin 2017 par l'ouvrage de Gabrielle Deydier On ne naît pas grosse1 a ceci de remarquable que les médias sont généralement plus enclins à mettre en avant les problèmes médicaux associés à l'obésité qu'à critiquer les discriminations subies par les personnes désignées comme trop grosses. Le succès de Deydier s'inscrit dans une prise de conscience progressive, dans l'arène médiatique, de l'ampleur des injustices quotidiennes que vivent celles et ceux qui dévient de la norme dominante de minceur. Les prochaines années nous diront si ce succès médiatique ne fut que le coup d'éclat d'un ouvrage bouleversant ou s'il témoigne d'une transformation plus profonde de la société.

Depuis une quinzaine d'années, le développement des blogs, puis des réseaux sociaux a mis en lumière des hommes, et plus encore des femmes, qui revendiquent leur droit de vivre sans être discriminées2. Leur simple présence dans l'espace médiatique et numérique a fait l'effet d'un électrochoc dans une société habituée à mettre en avant des mannequins extrêmement minces. Sur Instagram, la mannequin queer Tess Holiday a lancé en 2013 un mouvement « Eff your beauty standards » (« J'emmerde vos critères de beauté3 ») pour critiquer les normes dominantes dans le secteur de la mode. Plus de deux millions d'individu·es suivent actuel-lement ce compte qui met en valeur des femmes et des hommes gros, queer ou non, valides ou non et d'origines et cultures diverses. Malheureusement, cet intérêt a eu son revers : la haine qui se déverse sur les réseaux sociaux envers Tess Holiday et toutes les personnes publiques dont le corps dépasse la norme autorisée est impressionnante par sa violence. Des mannequins grandes tailles aux actrices très grosses, des humoristes en surpoids aux inconnu·es très obèses, toutes et tous sont sujets à des critiques, des insultes et des violences permanentes. La récurrence de ces propos haineux révèle ce que peuvent vivre de nombreuses personnes dans leur vie quotidienne, en particulier lorsqu'elles s'exposent publiquement.

C'est dans ce contexte que l'ouvrage de Gabrielle Deydier a redonné sa légitimité au terme « grossophobie », utilisé par les associations militantes de lutte contre les discriminations depuis les années 1990, notamment par l'actrice Anne Zamberlan4, l'une des fondatrices de la plus ancienne association française, Allegro Fortissimo. En mars 2021, depuis le début des archives médiatiques sur Europresse, ce vocable avait été utilisé 1 618 fois par les médias français. Sur ces occurrences, 1 521 étaient apparues après la publication de l'ouvrage de Gabrielle Deydier, en 2017, ce qui témoigne de l'importance prise par cette question très récemment. Le mot « grossophobie » a également fait son apparition dans le dictionnaire en 2019. Ce terme pose cependant question parce qu'il tend au premier abord à faire d'un problème politique, social et moral, une question de dégoût psychologique et individuel face à des personnes que les stéréotypes péjoratifs désignent comme « paresseuses » ou « manquant de volonté ». Le concept est cependant intéressant lorsque sa première signification - la peur de la grosseur - est analysée comme une problématique sociale et politique qui dépasse les cadres psychologique et individuel. Ce mot a en outre le mérite de mettre en parallèle ce que vivent les femmes et les hommes gros avec l'expérience des victimes d'homophobie ou d'islamophobie par exemple, dont les sciences sociales ont bien montré les rouages politiques et sociaux. De plus, l'emploi du terme est défendu par de nombreuses personnes concernées, ce qui tend à en faire un outil de revendication sociale. C'est également le cas des mots « gros » ou « grosse », définis par un nombre grandissant de personnes comme étant des expressions neutres et descriptives, sans connotation médicale, a contrario des termes « surpoids » et « obésité » utilisés dans une perspective médicale. Ces mots décrivent la corpulence, quand « petit » ou « grand » ont vocation à décrire la taille. Ils sont relatifs aux normes pondérales de chaque société et à celles de la personne qui les utilisent.

[…]

En France, les données existantes sur le sujet dévoilent unanimement l'ampleur des difficultés et des violences subies lorsque l'on est un homme ou une femme très corpulente. Ces stigmatisations sont liées aux implicites anthropologiques qui, depuis des siècles, ont associé la grosseur à certains traits de caractères jugés immoraux comme la fainéantise, la bêtise, la compulsivité ou le manque de volonté. Ces liens tacites entre corporalité et moralité, que l'on retrouve encore dans les représentations sociales actuelles, rappellent les principes de l'anthropométrie de Paul Broca ou Cesare Lombroso, qui ont cherché au xixe siècle à biologiser la criminalité en l'expliquant notamment par les caractéristiques morphologiques des crânes humains. Les femmes, les personnes racisées, les membres des classes populaires ainsi que toutes les personnes jugées « déviantes » ont fait l'objet de nombreuses études tendant à associer leurs supposés défauts intellectuels ou moraux à leurs caractéristiques physiques (taille du crâne, couleur de peau, trait de visage, silhouette, démarche). Dans le cas de la grosseur, ce lien entre immoralité supposée et forte corpulence a été renforcé par la médicalis

1 Deydier G., On ne naît pas grosse, Paris, Éditions Goutte d’Or, 2017.
2 Dans cet ouvrage, le choix a été fait d’utiliser les règles de l’accord de proximité lorsque cela était possible. Le reste du temps, l’écriture inclusive a été adoptée. Pour consulter les règles utilisées en matière d’accord de proximité, voir le site d’Éliane Viennot, historienne de la littérature et critique littéraire spécialiste des questions de sexisme dans langue française : .
3 Toutes les traductions de l’anglais sont de l’autrice.
4 Voir Zamberlan A., Coup de gueule contre la grossophobie, Paris, Ramsay, 1994.

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Solenne Carof est maîtresse de conférences en sociologie. Ses recherches portent sur le surpoids et l’obésité, sur l’histoire de leurs représentations sociales et sur les stigmatisations et discriminations qui en résultent. De man