Les Gilets Jaunes ont d'abord été méprisés, puis exécrés par les élites, car ils portent en eux une contre-culture ou une contre-éthique, celle de la spontanéité populaire, à rebours de la retenue morale et comportementale pratiquée et valorisée par les élites. Celles-ci peinent d’ailleurs à assigner à ce mouvement de contestation radicale sa véritable portée : les élites rêvent d’en faire une simple poussée de fièvre sociale, quand c’est un modèle de comportement et de culture qui est en jeu.
La crise des Gilets Jaunes, qui dure maintenant depuis plus de deux mois sans qu’on ne voit clairement quelle issue politique Emmanuel Macron lui propose, peut se résumer par une crise du contre-temps. Depuis le mois de novembre, les élites découvrent, samedi après samedi, une contestation qu’elle ne comprennent pas, qu’elle ne parviennent pas à analyser, qu’elle n’anticipent pas et dont elle ne décodent aucune expression. Ce retard dans la compréhension porte un danger majeur pour nos institutions, dans la mesure où la réponse au mouvement est toujours trop tardive, et généralement inappropriée. Se dégage peu à peu une revendication politique et institutionnelle majeure qui laisse les dirigeants, les décideurs, les intellectuels, dans un état de sidération inquiétant.
Les Gilets Jaunes ou l’émergence de la spontanéité populaire dans le débat public
Il faut avoir assisté à des débats de Gilets Jaunes pour mesurer la confrontation des cultures qui est à l’oeuvre et qui est, de notre point de vue, au coeur même à la fois des revendications du mouvement, et de son rejet par les élites.
Nos élites sont formées au principe de rationalité. Un débat doit être organisé, structuré, conduit, piloté. Les intervenants, pour être pris au sérieux, doivent pratiquer un certain art oratoire où l’argumentation tient une place essentielle. Tout discours doit être pondéré, empreint de modération. Il doit fonctionner sur la base d’une dialectique où chaque élément « pour » ou « contre » est exposé, discuté, soupesé, jusqu’à une conclusion raisonnable, modérée, qui ne s’expose pas au reproche du « Vous exagérez ! », si courant dans les bons milieux parisiens.
En quelque sorte, le débat selon les élites est une redite de la dissertation de philosophie au baccalauréat, ou un dérivé de celle-ci.
Chez les Gilets Jaunes, le débat se passe autrement. Il est fait de confrontations excessives, de passions, de coups de gueule. Les orateurs ne cherchent pas à y convaincre. Ils veulent simplement s’exprimer. On n’est pas ici dans le calcul cartésien qui structure nos esprits les plus dominateurs, et qui est valorisé par nos grandes écoles. Ce qui crée l’écoute dans une réunion de Gilets Jaunes n’est pas la qualité technique de l’argumentation. C’est au contraire la valorisation de l’émotion, de la sincérité, du moi romantique en quelque sorte. Au fond, la culture des Gilets Jaunes est celle de l’excès, du subjectif, de l’emportement.
Deux France, deux mondes, deux cultures politiques, deux échelles de valeur.
Les Gilets Jaunes et la violence: une histoire complexe
En intimant aux Gilets Jaunes de ne pas pratiquer la violence, en mettant en avant le fait que cette violence discréditait ce mouvement, les élites ont d’ailleurs montré qu’elles ne comprenaient rien à la nature éthique de ce qui se passait dans les rues.
Je ne dis pas ici que les Gilets Jaunes font l’apologie de la violence, ni qu’ils la légitiment. Simplement, dans leur prisme culturel, elle ne joue pas le même rôle que pour les élites. Et cette différence de compréhension, de lecture des mêmes faits, explique largement le pourrissement de la crise qui risque de se retourner dangereusement contre le pouvoir en place.
Parce que la spontanéité populaire est au coeur de leur mouvement, les Gilets Jaunes ne comprennent pas qu’ils soient comptables de faits violents commis par des casseurs ou par certains d’entre eux dont la colère déborde. Les Gilets Jaunes expriment leur ras-le-bol, leur désespérance. Ils n’ont pas de calcul politique, communicationnel comme on dit. Ils n’ont pas construit une revendication programmatique ou sociale avec une stratégie rusée comme dans un mouvement organisé par la CFDT ou par un parti politique. Ils ne sont pas dans ce jeu-là, à la recherche d’une crédibilité politique ou d’une respectabilité. Eux, ils s’expriment simplement, avec la sincérité d'un peuple pris d'émotion.
Alors si, dans cette expression, il existe des débordements, ils en prennent acte sans plaisir. Ils notent que le gouvernement n’a semblé les prendre au sérieux qu’après l’éclatement des vitrines, les incendies de voiture, les heurts avec les policiers. Et ils voient mal pourquoi, tout à coup, ce gouvernement qui n’a tendu l’oreille qu’une fois la violence partout dans les rues explique aujourd’hui qu’elle vicie leur mobilisation.
Sauf bien entendu à entendre la petite musique du mépris social qui justifie encore et toujours qu’une revendication populaire ne doive pas être écoutée. Et il y a toujours un bon motif pour justifier cette surdité : ils s’expriment mal, ils sont trop simples, trop frustes, ils ne comprennent pas où l’on veut aller, etc.
La paix dans les manifestations : un piège pour le gouvernement
Pour Emmanuel Macron, accusé un temps de nourrir la violence (par exemple avec des provocations comme sa phrase sur le sens de l’effort), l’appel à manifester sans violence est une erreur tactique. Car les Gilets Jaunes ont montré ce week-end qu’ils étaient capables de l’entendre et de se dominer. Ils ont mis en place des services d’ordre, et les affrontements ont, pour la plupart, cessé.
Les contestataires ont fait un sérieux pas, salué par la presse mainstream, dans le sens du Président. Si celui-ci ne joue pas le jeu en retour, en continuant par exemple à exclure la fiscalité du patrimoine du débat, il s’exposera à une puissante déception dont personne ne sait où elle mènera.
Emmanuel Macron ne l’a peut-être pas clairement vu, mais en demandant aux Gilets Jaunes d’entrer dans la peau, dans le style, dans l’apparence des élites, il a lancé un boomerang suicidaire. Car seules les élites parisiennes pensent que leur style retenu est un préalable, et même un passage obligé pour faire de la politique.
Les Gilets Jaunes sont faits d’un autre bois: leur échelle de valeur est différente. Ce n’est pas parce qu’ils se légitiment transitoirement en parlant comme les élites qu’ils vont abandonner la radicalité de leurs revendications. Simplement, le moment venu, il sera impossible au pouvoir en place de prétexter le non-respect des formes « bourgeoises » pour dire non au peuple.
De ce point de vue, des Gilets Jaunes bourrus et agités sont beaucoup moins dangereux que des Gilets Jaunes pacifiques pour le pouvoir. Car dès lors que le référendum d’initiative citoyenne est demandé avec politesse, selon l’étiquette de la nouvelle aristocratie au pouvoir, comment le refuser sans aller à une confrontation brutale? Et là, la violence se nourrira sans limite de la mauvaise foi et de la rouerie du pouvoir en place.
Macron en position extrêmement difficile
En réalité, et comme nous l’indiquions déjà la semaine dernière, la relance des Gilets Jaunes après l’espoir absurde et mal informé de l’Élysée de voir le mouvement se tasser, ouvre une crise institutionnelle compliquée pour le pouvoir en place.
D’une part, Emmanuel Macron est peu à peu lâché par les siens. Le retrait désormais officiel (et acté dans les textes) de Chantal Jouanno, présidente inamovible d’une autorité administrative indépendante chargée d’animer des débats publics, constitue un redoutable chant du cygne. Son entourage resserré ne semble pas prendre la mesure de la crise.
D’autre part, la capacité du Président à réformer est, dans tous les cas, proche de l’état de carbonisation. On ne compte déjà plus les réformes annoncées pour 2019 et discrètement reportées par le gouvernement. Parmi celles-ci figurent des mesures qui devaient profiter aux petits producteurs agricoles étouffés par des prix trop bas. Faute de parution, de nouveaux mouvements durs sont à craindre, notamment de la part des producteurs de porc.
En l’état, Emmanuel Macron cherche à gagner du temps. Mais les revendications populaires risquent fort de heurter ses soutiens historiques les plus puissants, et rien ne dit que le pouvoir dispose encore des trois mois prévus pour le Grand Débat pour réagir. L’espérance d’un referendum final pour sortir de la crise pourrait donc reposer sur du sable.
À force de jouer la montre, le pouvoir pourrait bien être pris de court, sans avoir rien vu venir, comme depuis le début.
Article écrit par Eric Verhaeghe sur son blog