Francophonie moyen-orientale

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Par Jacques Bichot Publié le 23 septembre 2020 à 6h00
Francophonie Moyen Orientale Jacques Bichots
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7 MILLIONS €Le Comité de sauvegarde des écoles du Liban évalue à 7 millions d'euros les sommes nécessaires pour éviter la fermeture de 60 écoles primaires.

Les malheurs du Liban touchent beaucoup de Français, en raison des liens étroits qui unissent le Pays du Cèdre et la Patrie des Droits de l'homme. Ils me touchent particulièrement, car j'ai passé cinq ans à enseigner les mathématiques à l'ESIB, l'Ecole Supérieure d'Ingénieurs de Beyrouth.

Cette école ayant des « classes prépa » intégrées était un établissement typique de la Francophonie : dirigée par des pères jésuites, dont l'un assurait les cours de « math spé » tandis que j'étais chargé de ceux de « math sup », et financée par la France. Quelques années après mon retour en France, durant une période troublée, le chef d'établissement, le RP de Jerphagnon, fut tué sur le chemin de l'aéroport où il allait chercher quelqu'un. L'école elle-même fut deux fois saccagée, et deux fois restaurée grâce aux subsides français.

La laïcité française avait intelligemment compris qu'au Moyen-Orient la religion est très importante et que la francophonie n'a pas de meilleur appui que les congrégations chrétiennes lorsque celles-ci ouvrent grandes les portes de leurs établissements scolaires, universitaires, médicaux, aux adeptes de toutes les religions. La résilience de Notre-Dame de Jamhour, école accueillant plus de 3 000 élèves, également tenue par les Jésuites, auquel le Figaro Magazine vient de consacrer un bel article, témoigne pareillement en faveur de cette formule.

De l'œuvre d'Orient aux mathématiques de Cauchy

Crée en 1856, l'œuvre des écoles d'Orient, devenue ensuite l'œuvre d'Orient, joue un rôle important dans le maintien de la francophonie et du christianisme au Moyen-Orient. C'est la parution du numéro 800 de sa revue qui m'a incité à écrire le présent article. Cette revue m'a en effet appris que l'œuvre des écoles d'Orient n'avait pas comme fondateurs des ecclésiastiques, mais deux professeurs au Collège de France, dont le mathématicien Augustin Cauchy, auquel je porte un intérêt particulier : nous lui devons l'invention du corps des nombres dits réels.

Tout élève de Première sait qu'un cercle de rayon R a pour circonférence 2R multiplié par un mystérieux nombre Pi, qui vaut à peu près 3,1416, mais que l'on peut préciser avec autant de nombres après la virgule que l'on veut, sans jamais atteindre sa valeur exacte. Pi est un nombre « réel » qui n'est pas « rationnel », c'est-à-dire une fraction (1/2, ou 2389/1427, etc.). La construction du corps des réels est très instructive : elle nous apprend que « la possibilité de se rapprocher de » est suffisante pour la plupart des besoins pratiques, mais que le recours à des constructions très sophistiquées est néanmoins indispensable pour progresser.

La réalité, c'est l'approximation

Je cite la construction du corps des nombres « réels » parce qu'elle nous apprend quelque chose de très important pour gérer les situations compliquées, comme celles de la francophonie et du Moyen-Orient. Quoi donc ? Que nous sommes toujours dans l'approximation. Celle-ci nous suffit, pourvu qu'elle puisse être poussée suffisamment loin. A Beyrouth, il n'y aura jamais de solution parfaite : l'équation libanaise n'a pas pour solution une institution politique parfaitement déterminée, à la manière d'un nombre dit « décimal », ou encore « rationnel ». Nous devons nous contenter de simples approches, pourvu qu'elles aillent dans le bon sens. Il ne faut pas se désespérer si l'on se trouve encore assez éloigné du point de convergence, ce qui compte est de trouver un algorithme qui aille dans la bonne direction.

Il peut sembler très paradoxal d'avoir nommé « nombres réels » ces éléments terriblement abstraits que sont, pour parler en langage matheux, des classes d'équivalence de suites de Cauchy de nombres rationnels (les entiers et les fractions). Nous sommes à des années-lumière de la « réalité » au sens ordinaire du terme. Mais, à bien réfléchir, cette dénomination est géniale. Elle signifie que, le plus souvent, la réalité n'est pas une valeur numérique donnée, mais un processus permettant de se rapprocher de plus en plus de « quelque chose » que l'on n'atteindra jamais. Ce « quelque chose », en fait, n'existe pas ; ce qui existe, c'est le processus, le mouvement, la tendance. Que les mathématiciens aient baptisé « nombre réel » un ensemble de processus d'approximation est formidablement révélateur. La réalité est le mouvement que nous effectuons pour nous rapprocher de quelque chose que nous n'atteindrons jamais.

Ne renonce jamais !

De la paix, de la justice, du vivre-ensemble, nous sommes encore bien loin, au Liban, en Syrie, en Irak et dans tant d'autres pays. Soyons humbles : quand de petits progrès sont à notre portée, réalisons-les. Aller dans la bonne direction est déjà fichtrement difficile. Nous devons essayer de trouver un algorithme, comme on dit en maths, et c'est davantage un exploit en politique et en économie, dans le monde réel, que dans celui des modèles mathématiques.

Un point commun, cependant : la persévérance ! Que dis-je, l'obstination ! J'ignore combien de temps Cauchy, Cantor, Meray et quelques autres ont réfléchi, avant que Cantor trouve l'idée d'une relation d'équivalence dans l'ensemble des suites dites « de Cauchy », mais les progrès des mathématiques ne résultent évidemment pas seulement d'intuitions brillantes, ils sont dus aussi pour une bonne part à la transpiration, c'est-à-dire à des essais et erreurs finissant par déboucher sur des découvertes. Les progrès en direction de la paix au Proche-Orient et au Moyen-Orient seront eux aussi le résultat de l'opiniâtreté, accompagnée bien évidemment par beaucoup d'intelligence et portée par une grande force de caractère.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.