Les errements de la finance moderne

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Par Jean-Xtophe Ordonneau Modifié le 29 novembre 2022 à 10h07

La faillite du géant texan de l'énergie Energy Future n'en finit pas de faire couler de l'encre. Sa chute spectaculaire, annoncée au printemps dernier, demeure un cas d'école des errements de la finance moderne. L'analyse qui s'impose repose sur un constat simple : parce qu'elle choisit d'appliquer au monde immatériel qui est le sien les lois anciennes héritées du monde physique, la finance moderne fonctionne dans un paradigme absurde. Tel un pilote d'avion qui serait forcé de survoler les sommets de l'Himalaya avec une carte du Sahara comme seul outil de navigation, pour reprendre l'image du philosophe Nassim Taleb.

L'économiste Philippe Herlin, un exégète de Taleb, l'a remarquablement bien expliqué dans son livre Finance : le Nouveau Paradigme : le nœud du problème qui caractérise la finance est une approche du risque basée sur le paradigme défini par la loi de Laplace-Gauss (ou « loi normale »).

Développée au 18ème siècle par le mathématicien et astronome français Pierre-Simon de Laplace, entre autres, puis rectifiée et institutionnalisée en 1809 par le mathématicien et astronome allemand Carl Friedrich Gauss, la loi normale avait été conçue pour affiner les mesures des coordonnées d'une étoile. De fait, elle demeure l'une des lois de probabilité les mieux adaptées pour modéliser des phénomènes naturels issus de plusieurs événements aléatoires.

Cette loi affirme que la plupart des événements probables sont concentrés autour d'une moyenne. Plus on s'éloigne de cette moyenne, moins l'incidence d'événements est fréquente. Cette loi requiert deux conditions obligatoires : les événements (ou variables) doivent être indépendants ET identiquement distribués (IID).

Par exemple, la loi de Gauss s'applique parfaitement au jeu aléatoire du lancer de dé à six faces, où la plupart des participants tendent à obtenir un 6 (« événement » ou « variable ») environ 15% du temps (« moyenne »).

Le problème est que les variables IID ne s'appliquent pas à la finance moderne, contrairement à ce que la théorie moderne du portefeuille d'investissements a tenté avec succès de nous faire croire. Introduite par Harry Markowitz dans les années 1950, celle-ci préconise la diversification des avoirs entre des valeurs indépendantes afin que le risque des unes compense le risque des autres. La performance du portefeuille est déterminée par la moyenne des rendements de toutes les valeurs du portefeuille avec une probabilité de risque théoriquement réduite à zéro.

La loi de Gauss encourage la croissance illimitée de la taille des portefeuilles, comme en atteste l'émergence de fonds de placement gigantesques. En effet, la logique veut que plus les actifs diversifiés sont nombreux, moins le risque existe puisqu'il est dissout. En l'absence de risque, aucun obstacle n'arrête la logique de croissance à outrance. Les entreprises elles-mêmes sont poussées à croître le plus rapidement possible à force d'acquisitions, de déploiement international ultra-rapide et d'endettement--autant de pratiques enseignées dans les écoles de commerce comme les recettes du succes. Les grands groupes cotés sont encouragés aussi à être de plus en plus spécialisés pour faciliter le calcul de décorrélation dans les portefeuilles — une spécialisation qui accentue bien entendu le risque pour l'entreprise elle-même.

A une autre échelle, on retrouve la meme approche rigoureusement appliquée par les fonds de capital-risque à la composition de leurs portefeuilles d'investissements dans des start-ups.

Les individus eux-memes n'échappent pas à cette logique. Après tout, les grandes entreprises traditionnelles et les écoles de commerce ou sont formés leurs cadres, sont issues du monde gaussien. Leurs adeptes sont convaincus que la réussite est le fruit d'un processus ou le hasard a peu de place, resultant strictement du travail de chacun. Résultat, les employés sont encouragés à prendre des décisions insensées, et poussés dans des situations à haut-risque.

Or l'absence de risque est une illusion. La réalité est qu'on ne peut appliquer la loi normale, qui définit un système stable, à la gestion d'un portefeuille—ni d'une entreprise. Non seulement les fluctuations qui tracent la courbe d'une valeur de bourse (ou le chemin vers le succès d'une entreprise) ne sont ni identiquement distribuées ni indépendantes les unes des autres, mais les bouleversements provoqués par des événements aussi improbables qu'inévitables achèvent de saper les fondations même du modèle.

Selon la théorie de Nassim Taleb, l'improbable ("black swan") est largement sous-estimé. La loi de Gauss ne lui accorde qu'une place tres limitée. Si on suit la loi normale, par exemple, un écart d'au moins 5% de l'indice des marchés financiers entre deux journées consécutives (considéré comme un "crash") n'aurait dû avoir lieu que 6 ou 7 fois depuis les années 1920, soit une fois tous les 15 ou 20 ans. Il s'avère que cet événement est intervenu 66 fois entre 1920 et 2010.

Dématérialisation de l'économie et loi de puissance

Le monde gaussien existe indéniablement. Il est important de reconnaître néanmoins que la dématérialisation de l'économie génère de plus en plus de mondes qui ne sont pas gaussiens car dépourvus des limites inhérentes au monde physique. Le succès du marchand de pizzas suit une loi normale, mais celui qui lance une chaîne de livraison de pizzas à domicile va être régi par une autre loi.

Ces nouveaux mondes participent d'un système dit « scalable », c'est-à-dire caractérisé par la capacité de grossir selon une courbe exponentielle. Dès lors, la moyenne n'a plus de sens. La réussite ne dépend plus de la loi normale mais de la loi de puissance, definie comme la representation statistique d'une relation entre deux quantites caracterisee par l'invariance d'echelle; autrement dit, la courbe suit le meme trace quelle que soit l'echelle choisie.

Face à cette loi de puissance, il n'y a plus d'outils simples. La belle organisation de la finance moderne, les "stress tests", les contrôles des activités de marchés, tout cet édifice est bâti sur du vent et chaque coup faut encore plus mal.
On croit y voir la défaillance des humains et des contrôles, on massifie encore plus les acteurs au lieu de déconstruire, de réduire pour réduire l'impact la survenue ces risques «improbables».

"Insanity is doing the same thing over and over and expecting a different result" disait Albert Einstein.

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Depuis le milieu des années 80, Jean-Xtophe conseille les entrepreneurs pour les aider à réaliser leurs projets. Il créé en 1993 la financière Melcion d'Arc (qui devient une structure associée de Melcion, Chassagne & Cie, en 1996). Il a été parallèlement, pendant plusieurs années, entrepreneur dans le secteur des robes de mariées de luxe et de la Haute Couture (Christophe Rouxel). Il est administrateur du groupe Anxa (privé) et de la société Holy-Dis. Jean-Xtophe Ordonneau est professeur de Boxe Thaïlandaise,  et brevet B de parachutisme.  Il est officier de réserve d'Artillerie. Il est Président du bureau de l'association des anciens élèves de l'ESLSCA. Il publie régulièrement sur son blog :http://jxo.typepad.com/ Il est un des auteurs de "Hors-piste ! Entreprendre sans idées reçues", aux Editions les Carnets de l'Info. Institut des PME (WELLER), Paris, France (1989) California Institute of International Business, S.F., CA , USA (1988) ESLSCA, 3° cycle "Ingénierie Financière", Paris, France (1994) CNAM, CPS Marketing Industriel, Paris, France (1994) Stanford, GSB, Executive Program for Growing Companies, CA, USA (2002) Stanford, GSB, Executive Management Program, CA, USA (2007) ancien auditeur du CHEDE (promo 2009)