La finance bécassine

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Par Jacques Bichot Publié le 19 mai 2022 à 5h00
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30.000 dollarsA la mi-mai 2022, le Bitcoin avait une valeur de 30.000 dollars.

Bécassine, l’héroïne de bande dessinée, a fait son apparition en 1905 dans La Semaine de Suzette. Ses parents, Jacqueline Rivière et Emile-Joseph-Porphyre Pinchon, étaient de simples mortels, mais le personnage sympathique né de leur talentueuse imagination fait encore nos délices. Parler de « finance bécassine » a donc un sens : la figure de la bécasse déconstruit l’aura de respectabilité qui protège, telle une armure, une accumulation de règles et de comportements dont la rationalité n’est pas évidente. Qu’il s’agisse de praticiens ou de théoriciens, de spéculateurs ou de régulateurs, les acteurs du monde financier ont pour la plupart des façons de faire dont une Semaine de Suzette Financière nous dirait bien plus que les milliers ou millions de pages, généralement peu digestes, des publications professionnelles consacrées à ce sujet.

Les cryptos sont du vent, c’est pourquoi ils peuvent aller très vite

Les Echos du 16 mai 2022 nous le montrent graphique à l’appui : de plus de $ 60 000 en novembre 2021 le bitcoin est tombé à $ 30.000 en mai 2022. Mais remontons vers les origines de la cryptomonnaie : la première vente connue, le 12 octobre 2009, s’est effectuée à raison de 1000 bitcoins pour un dollar. A plus de 60.000 dollars le bitcoin en novembre 2021, ce qui valait un millième de dollar en 2009 a valu 60 millions de fois plus une douzaine d’année plus tard : il ne s’agit plus là de finances, mais de contes de fées ! On pourrait même dire que le bitcoin est l’unité des comptes de fées.

Deux causes principales expliquent l’accroissement de la valeur du bitcoin en dollars : premièrement, l’accroissement de la demande de bitcoins, et deuxièmement la raréfaction de la production de ce métal virtuel, comme dans une mine où, les grosses veines de minerai une fois épuisées, les prospecteurs sont obligés de se rabattre sur des filons de plus en plus pauvres et difficiles d’accès.

S’il s’agissait de vrai métal, des prospecteurs chercheraient de nouveaux gisements. S’agissant des cryptomonnaies, ce phénomène s’est effectivement produit : l’Ethereum et le Litecoin ont joué le rôle de gisements supplémentaires, mais en fait le besoin n’était pas trop pressant, beaucoup d’acteurs misant sur la hausse de la valeur de leurs actifs plutôt que sur l’accroissement de la « production ». La comparaison avec l’extraction minière trouve là une limite : l’industrie a besoin de plus de vrai cuivre, de vrai fer, de véritable uranium, et ainsi de suite, tandis que l’activité spéculative associée aux cryptomonnaies se développe fort bien en misant principalement sur la hausse du prix en dollars du bitcoin, de l’Ethereum et de leurs semblables.

Des cryptos qui sont du vent produisent de la tempête

Le marché des cryptos vient de subir une sorte de Krach. En novembre 2021, le bitcoin se vendait plus de 60.000 dollars ; au moment où j’écris, son cours n’est plus que la moitié, environ 30.000 dollars. Des fortunes se sont effondrées : Les Echos citent une chute de 96 milliards de dollars à 12 milliards pour un gros opérateur ! Un « produit » sophistiqué, terraUSD, dont l’unité cotât plus de 110 dollars début avril, avait perdu quasiment toute sa valeur à la mi-mai. La semaine dernière, selon la formule utilisée par les Echos, « la correction sur les cryptos a pris des allures de krach ».

Il ne s’agit pas là d’un fait divers curieux mais, au fond, sans grande importance. Ce qui se passe sous nos yeux montre une absence inquiétante de bon sens, et de régulation des opérations financières. Des richesses « virtuelles » apparaissent, croissent comme des champignons après la pluie, puis s’effondrent, faute de règles du jeu suffisamment strictes. Certes, la spéculation a toujours existé, et il serait naïf de penser qu’elle va disparaître ! Mais de là à se satisfaire d’une économie casino…

Nous devons prendre conscience d’une différence essentielle : la finance détachée de la réalité, telle qu’on la voit prospérer aujourd’hui, rend les risques à la fois plus importants et moins visibles. Les règles et instruments destinés à éviter les comportements les plus nocifs ou dangereux sont en retard par rapport à l’évolution très rapide des produits financiers destinés à la spéculation. La prolifération des cryptos devrait nous mettre la puce à l’oreille et conduire les législateurs à trouver, au niveau mondial, des méthodes aptes à limiter les risques. L’apparition et le développement prodigieux des cryptos est le produit d’une gaminerie qui a réussi à se faire prendre au sérieux. Il serait grand temps de les remettre à leur place.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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