Je lisais récemment dans la luxueuse revue AuFait une interview de Zigmunt Bauman, sociologue d'origine polonaise né en 1929 mais à l'esprit toujours vif, qui fut longtemps enseignant en sociologie à l'Université de Varsovie, avant d'émigrer à Tel Aviv puis en Grande-Bretagne. Bauman semble être un sociologue reconnu, et les idées qu'il véhicule (la "société liquide" qui s'oppose aux sociétés figées du passé et aux utopies communistes de société idéale) sont plutôt à la mode.
Je pourrais critiquer ici ses propos sur l'entreprise, qui traduisent une ignorance certaine de la réalité de la vie des sociétés, quand il prétend que "la grande usine à l'ancienne fabriquait de la solidarité entre les ouvriers. Aujourd'hui, l'entreprise, c'est la compétition et la suspicion généralisées, pas la solidarité". Ce n'est certainement pas ce que je vis dans les entreprises que je crée depuis 15 ans, bien au contraire si je fonde et développe des entreprises, c'est parce que je veux promouvoir des valeurs de travail en équipe, de partage du succès, et aussi de prise de risque et d'initiative individuelle!
Cependant, ce sont ses propos sur les réseaux sociaux qui me donnent envie de débattre. Car ce que dit Bauman dans l'interview à AuFait me semble fondamentalement erroné, et tellement représentatif d'un discours qu'on entend beaucoup dans les old medias ...
Après une intéressante analyse de Facebook, ce "réseau social (qui) vous donne la possibilité de faire évoluer votre identité en permanence", le sociologue arrive au coeur du sujet: "Ce qui me préoccupe aujourd'hui, c'est que dans la société liquide moderne nous pouvons devenir des esclaves, de la façon dont La Boétie parlait de la "servitude volontaire". On en voit l'illustration dans la facilité avec laquelle les gens acceptent de livrer leurs secrets personnels sur la scène publique. (...) Zuckerberg a déja collecté plus de secrets que n'avaient pu le faire tous les services d'espionnage et toutes les polices politiques de l'histoire".
Zuckerberg est-il coupable?
Zuckerberg a-t-il réellement collecté des secrets? d'abord, observons que si vous publiez une information sur un réseau social, c'est que ce n'est pas un secret. Ou alors je ne sais pas ce que signifie le mot secret. Facebook permet de partager certaines informations avec un cercle restreint d'amis: ça, c'est un "demi-secret". Vous êtes prêt à partager ces infos avec quelques personnes, pas avec la terre entière. Ce demi-secret serait trahi si Facebook faisait mal son boulot, et si par exemple ces infos destinées à vos amis se retrouvaient indexées dans Google. Ce n'est pas le cas, malgré quelques polémiques récurrentes sur de supposés bugs de Facebook.
Pourquoi diable Zuckerberg (ou Larry Page, ou Tim Cook) voudrait-il collecter vos secrets? Pour vous menacer, vous faire chanter? délire.
Si l'idée germait dans l'esprit d'un des dirigeants de Facebook, Twitter, et autres Google, de vous espionner pour utiliser cette information contre vous de quelque manière que ce soit, ce serait la fin de son entreprise.
Internet interdit totalement ce type de comportement car tout se sait un jour ou l'autre, et en général très vite. Un service Internet qui s'amuserait à fouiner dans les petits secrets de ses utilisateurs pour en faire une utilisation louche, non-éthique, serait immédiatement dénoncé, sans doute par ses propres employés, puis abandonné par ses utilisateurs. Voila pourquoi un service Internet ne s'intéresse pas à votre personne, seulement à vos cookies.
L'analyse de données n'est pas de l'espionnage
Tout le débat est faussé parce qu'il y a confusion entre l'analyse automatique de données et l'espionnage. L'analyse de données, effectuée par des programmes informatiques et non par des humains, sert aux services Internet à s'adapter le mieux possible à vos besoins d'une part (par exemple vous proposer des contenus pertinents pour vous), et d'autre part à mieux cibler les pubs.
Vous préférez quoi, vous? les pubs inadaptées des vieux medias, télé ou radios par exemple, jamais ciblées parce qu'ils ont peu de données sur vous? ou les pubs d'Internet, parfois tout aussi envahissantes, mais souvent mieux ciblées grâce aux données collectées? en ce qui me concerne ma religion est faite, je préfère voir de la pub qui me concerne plutôt qu'une pub sans aucun intérêt pour moi. Et je ne confonds pas l'algorithme informatique chargé d'analyser les données pour m'afficher une pub, avec je ne sais quel espion venu de l'Ouest.
Google affiche ses pubs en fonction de vos recherches, de l'analyse automatique de vos mails si vous utilisez Gmail, et de votre historique de navigation si vous naviguez avec Chrome. Le moteur de recherche vous présente également des résultats de recherche personnalisés, en utilisant les mêmes données, qu'il rapporte à votre profil Google si vous en avez un. Sinon il se réfère à vos cookies.
Facebook s'efforce de choisir des pubs pertinentes pour vous en fonction de ce que vous lui avez déclaré dans votre profil, de vos amis et de vos likes. Criteo et d'autres font du retargeting, ils vous présentent des pubs pour des sites marchands que vous avez visités précédemment. En ce qui nous concerne chez Ebuzzing, nous travaillons en priorité sur le ciblage contextuel: nous développons des technologies d'analyse des pages Internet des sites éditeurs sur laquelle nous affichons des pubs, pour afficher la publicité video la mieux adaptée au contenu.
Avec le ciblage des pubs, on est loin des rumeurs qui inquiètent beaucoup de gens sur le thème "Zuckerberg connait tous vos secrets", vous ne croyez pas? Et la pub, c'est la base de l'économie des medias, elle est indispensable sur Internet comme ailleurs pour faire vivre les producteurs de contenus.
La vraie menace vient toujours des Etats
Contrairement à ce que pense Bauman, j'estime donc que la menace sur nos libertés ne vient pas d'une quelconque "servitude volontaire", qui nous ferait livrer tous nos secrets aux services Internet. Comme je l'ai dit, ceux-ci ne peuvent rien en faire d'autre que du ciblage publicitaire et de la personnalisation de services, sur une base anonyme.
En revanche, l'actualité récente avec les révélations de Snowden sur la gigantesque affaire d'espionnage de la NSA américaine, démontre bien la tentation totalitaire des Etats, désireux de contrôler les faits et gestes des individus. Rappelons que Snowden a révélé que la NSA accède directement aux serveurs des grands services Internet US et scanne ainsi des millions de mails et autres communications privées, y compris celles de responsables politiques européens!
Les services secrets et autres organismes étatiques s'en donnent à coeur joie - légalement et illégalement - avec Internet, mais aussi avec les téléphones mobiles et les cartes de crédit. Sous prétexte de lutte contre le terrorisme ou contre la fraude fiscale, les Etats mettent peu à peu en place un système de surveillance des individus digne de Big Brother. Il faut savoir que dans le cadre d'une décision de justice, les fournisseurs de services Internet sont déja contraints de donner accès à vos informations, y compris le mail. Cette procédure est courante. Mais là il s'agit de tout autre chose: la NSA a mis en place une surveillance systématique, et sans aucun contrôle judicaire, de millions de communications privées!
Vos mails, vos publications, vos échanges téléphoniques, vos déplacements, vos gains et vos dépenses: rien n'échappe à l'appétit de savoir des administrations, qui travaillent toutes dans le même sens, même si les Etats-Unis ont une longueur d'avance. Même s'ils sont peut-être encore battus sur ce terrain par la Chine ... Cette intrusion croissante des services secrets et des Etats dans la vie privée des individus est totalement inadmissible, d'autant plus qu'à la différence des sociétés Internet, ils n'auront aucun scrupule à utiliser certaines informations contre vous s'ils en ressentent le besoin ou l'envie.
Ne nous trompons pas de débat! Le vrai sujet c'est: comment éviter qu'Internet, outil de liberté sans précédent, devienne un outil de surveillance véritablement totalitaire. C'est cela qui devrait intéresser les sociologues!