Chypre: retour sur la catastrophe financière

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Par Stéphane Lejoly Modifié le 23 avril 2013 à 0h39

Fin mars 2013, après plus d'une semaine de blocage des comptes bancaires de toutes les banques du pays, le gouvernement chypriote décide du plan qui sera en définitive appliqué pour éviter la faillite du système bancaire, sur la base du plan de l'Union européenne :

· Les dépôts bancaires en dessous de cent mille euros (montant de la garantie en vigueur au sein de l'Union européenne) seront exemptés de toute ponction financière.

· Par contre, les sommes au delà de cent mille euros déposées dans les deux plus importantes banques du pays seront transférées vers une nouvelle institution bancaire. Une partie importante de ces dépôts (entre 20 et 40% est-il estimé dans un premier temps... ensuite l'estimation porte jusqu'à 60%, voire 80% !) ne sera jamais remboursée aux déposants, mais prélevée pour rapporter 5,8 milliards d'euros et rembourser les créances des deux banques précitées, arrivées à échéance.

Il serait ainsi possible d'éviter la faillite pure et simple du système bancaire chypriote. C'est à ces conditions que l'Union européenne accepte in extremis d'accorder un prêt de dix milliards d'euros, indispensable pour financer les banques endettées.

Jeudi 11 avril 2013, coup de théâtre : le porte-parole du gouvernement chypriote, Christos Stylianides, annonce que Chypre devra trouver 6 milliards d'euros venant s'ajouter aux chiffres initialement annoncés, soit plus de 75% du PIB au total. En avril 2013, Chypre pourrait ne pas pouvoir payer ses fonctionnaires et retraités.

La crise chypriote est la nième étape catastrophique d'un long processus de désendettement mondial, qui loin d'être terminé, n'en n'est encore qu'à ses débuts : des milliers de milliards de dollars d'actifs inscrits au bilan de banques, de fonds de pension et d'assurances, d'entreprises et d'États sont surévalués sur la planète.

Depuis cinq ans, l'humanité commence à vivre la prise de conscience de l'immensité d'illusions dans lesquelles elle s'était enfermée depuis plusieurs décennies. L'heure est au retour à la prise en compte des valeurs économiques réelles : non seulement, il n'est plus possible de continuer de surévaluer nombre d'actifs bilantaires, mais corrélativement, il est par ailleurs devenu tout aussi impossible de croire qu'il serait envisageable un jour de rembourser toutes les dettes accumulées.

Lorsque l'endettement des États, des entreprises et des particuliers atteint un point tel qu'ils ne peuvent plus rembourser, ils sont soit acculés à la faillite, soit, lorsque c'est possible, acculés à restructurer leur dette : une partie de celle-ci ne sera alors remboursée qu'après les délais initialement prévus, voire ne sera plus remboursée du tout ! Le cas le plus spectaculaire connu par le public est celui de la Grèce, dont il a été décidé en octobre 2011 que 50% de la dette de l'État détenue par des banques privées serait purement et simplement annulée.

Une partie importante des dettes mondiales ne sera donc jamais remboursée. En contrepartie, il y aura donc toutes sortes de créanciers, de personnes physiques, d'institutions, de banques... qui devront accepter de perdre cet argent dont ils étaient les propriétaires.

Quelles sont les origines de ces déséquilibres majeurs et comment y remédier durablement ?

Un des facteurs généralement méconnu, provoquant des déséquilibres majeurs au sein de l'organisme économique

Les causes de la croissance sans fin des valeurs financières illusoires que le monde a connue ces dernières années, sont complexes et multiples. Une des causes les plus profondes à la base de cette tragédie sociale et économique, habituellement tout à fait inconnue des économistes, concerne la problématique de l'accumulation excessives de capitaux non « consommés » au sein de l'organisme économique. Je ne ferai qu'effleurer ce concept dans cet essai.

Dans tout organisme vivant coexistent nécessairement, dans un équilibre relatif, à la fois des processus « constructeurs » et des « processus déconstructeurs » de substances organiques. Par exemple, on trouve dans l'organisme humain, des tissus ou organes produisant continuellement des globules rouges et d'autres les détruisant constamment ; il en est de même au niveau du tissu osseux, dont des éléments sont en permanence produits et d'autres détruits.

Le métabolisme de tout organisme vivant est constitué du processus de l'anabolisme (élaboration, construction et renouvellement des tissus) et de celui du catabolisme (déconstruction et dégradation des tissus de l'organisme). S'il se produit un excès d'un processus constructeur (par exemple un excès de production de globules rouges) ou un excès du processus destructeur de substance organique, apparaît la maladie au sein d'un organisme vivant.

Un déséquilibre trop marqué en faveur d'un processus d'accumulation-construction ou de dégradation-déconstruction, peut conduire à la mort de l'organisme. Les deux types de déséquilibres peuvent coexister au sein d'un même organisme : à la fois un excès de processus d'élaboration d'un certain type de substance organique, et un excès d'un processus de dégradation d'un autre type de substance organique.

L'organisme économique étant un organisme vivant et non pas une machine, il est soumis aux mêmes lois nécessaires s'appliquant à tout organisme vivant : aux processus permanents de création de capitaux (ou de toute autre valeur économique d'ailleurs) correspondent nécessairement, au sein de cet organisme, des processus continuels de consommation-destruction de capitaux dans un relatif équilibre d'ensemble.

En particulier, l'accumulation de capitaux non productifs au sein de l'organisme social (c'est-à-dire des capitaux non mis en œuvre et non consommés, par exemple pour créer des moyens de production permettant d'augmenter la production de biens et de services, ou pour financer la vie de l'esprit (l'éducation, la santé, etc.)) doit nécessairement produire des états de déséquilibres économiques plus ou moins graves. Ceci est notamment le cas lorsque des capitaux sont fixés dans des biens fonciers sans en augmenter la productivité .

La douloureuse crise chypriote exige de l'humanité qu'elle se penche sur la question suivante : comment introduire dans le système économique mondial, un processus permanent (et non pas ponctuel et brutal) de restructuration (réduction) des dettes excédentaires du système (c'est-à-dire corrélativement aussi les capitaux excédentaires non productifs), pour ne plus en arriver à des accumulations aux risques explosifs, et ce, sans détruire l'économie elle-même, voire en l'assainissant (puisque la surévaluation des actifs bilantaires est déjà en soi symptomatique d'un état de « maladie ») ?

Les cris d'indignation et de révolte de la population chypriote montrent à quel point l'incompréhension de la nature des processus économiques, et de la nature de l'argent en particulier, est grande et produit des effets dramatiques.


Tentons de montrer, par quelques exemples de situations concrètes possibles telles qu'elles ont pu être vécues à Chypre, quelles directions emprunter pour améliorer notre compréhension de la nature de l'argent et sa régulation :

Exemple :

Un retraité chypriote est contraint de déménager pour raison familiale. Il vient de revendre son unique logement pour 220.000,00€ qui sont versés sur son compte bancaire, pendant une très courte période. Cet argent sera en principe versé, la semaine suivante, au vendeur d'une maison dont le prix a été fixé à 250.000,00€ (trente mille euros ont déjà été payés à titre d'acompte).

Or, à peine les 220.000,00€ versés sur son compte, tous les comptes bancaires de l'île sont bloqués par le gouvernement... Une dizaine de jours plus tard environ, ce retraité apprend que sur les 220.000€ initiaux, 120.000,00€ seront transférés vers une nouvelle banque, et qu'environ 40% de ceux-ci seront ponctionnés pour rembourser les dettes du système bancaire chypriote, soit 48.000,00€ !

Voici notre retraité dans une situation cauchemardesque : par le contrat de vente, il est engagé contractuellement à verser dans un délai déterminé les 220.000€ restant au vendeur de la maison. Or dans l'immédiat, il ne dispose que des 100.000,00€ qui n'ont pas été bloqués par le gouvernement. Lorsque seront débloqués 60% des 120.000€ restant, il ne disposera au total que de 172.000,00€ et devra trouver 48.000,00€ en quelques jours seulement pour honorer le contrat d'achat de la maison...

Si seulement il trouve cette somme (un nouvel emprunt par exemple), il sera néanmoins contraint de la rembourser progressivement pendant des années ! Il faut se représenter concrètement l'horreur au quotidien d'une telle situation, qui peut fragiliser, voire ruiner durablement une famille, sur une base parfaitement arbitraire et injuste. Certes, il est incontournable de réduire les excédents de dettes qui se sont accumulées au sein du système économique et financier mondial... mais est-ce la bonne manière ?

Exemple 2 :

Imaginons le cas d'une entreprise qui se trouve dans une situation comparable à celle du particulier de l'exemple 1. Cette entreprise vient d'emprunter 220.000,00€ versés très momentanément sur son compte bancaire. Cette somme est destinée à réaliser l'acquisition d'un bien d'investissement, une machine-outil par exemple, dont elle a signé le contrat d'achat.

Deux cas de figure principaux peuvent se présenter si l'État chypriote ponctionne 48.000,00€ :

(A) L'entreprise doit faire face à un soudain problème de trésorerie (par exemple en cas de perte de l'acompte versé lors de la commande de la machine que cette entreprise n'a plus la capacité financière d'acquérir...) et finit par tomber en faillite. Alors qu'elle était peut-être très bien gérée, cette entreprise qui produisait des biens et services répondant à des besoins réels, est condamnée à disparaître. Il s'agit d'une perte pour tout l'organisme social.

(B) L'entreprise ne fait pas faillite mais doit faire face à des pertes importantes. Celles-ci finiront par être répercutées d'une façon ou d'une autre sur le restant de l'organisme social : soit par une tendance à l'augmentation des prix, soit par une tendance à la baisse de ses coûts de production (baisse des revenus des travailleurs, par exemple).

Exemple 3 :

L'exemple 3 est d'une nature tout à fait différente des deux précédents. Le détenteur d'une somme de 220.000,00€ la dépose sur un compte bancaire chypriote. Il n'a pas besoin de cet argent à court, moyen et long terme, ni pour sa famille (logement, etc.) ni pour une activité économique productive.

Faisons en outre l'hypothèse qu'un certain pourcentage de toutes les sommes d'argent déposées par les épargnants sur les comptes des banques chypriotes, disons 40% (!), ne soient pas utilisées en vue d'investissements productifs socialement et économiquement (production de biens et de services réels répondant aux besoins de la population). Il s'agit de sommes qui sont par exemple prêtées par la banque ou placées dans des sociétés d'investissement qui les utilisent pour :

1. Spéculer sur le prix de denrées alimentaires ;
2. Ou encore spéculer sur les valeurs d'actions boursières...
3. Peut-être sont elles investies dans l'acquisition de biens fonciers, de terres agricoles sans toutefois qu'il n'y ait une augmentation de la production agricole, en contrepartie

En vertu de la ponction de 40% des dépôts bancaires au dessus de 100.000 € décidée par le gouvernement chypriote, quelles seraient les conséquences sociales relatives à ce cas particulier ?

Vu du côté du détenteur de cette somme, cette ponction ne met objectivement aucunement à mal un processus de production économique en cours (par exemple une entreprise gérée par le propriétaire de ces dépôts qui aurait besoin de ces capitaux), ni ses besoins familiaux.

Vu du côté de l'usage qu'en fait la banque, si après ponction du gouvernement chypriote celle-ci décidait de réduire principalement les capitaux mis à la disposition d'investissements non productifs, voire nuisibles d'un point de vue économique (voir les trois exemples cités ci-dessus), aucun processus répondant à l'intérêt collectif ne serait mis à mal. Dans un tel cas spécifique, la ponction réalisée sur les capitaux déposés dans les banques, serait au contraire plutôt bénéfique pour l'organisme social.

Alors que l'état du système économique et financier mondial exige de procéder à la réduction globale des dettes (par restructurations et/ou annulations), ces exemples et situations concrètes montrent qu'il existe des modes de réduction de la dette particulièrement dommageables d'un point de vue social, et d'autres au contraire qui ne le sont pas, voire qui sont bénéfiques.

Ils sont destructeurs ou au contraire bénéfiques d'un point de vue social, selon des situations concrètes, qui nécessitent de distinguer en quelque sorte différentes « qualités » de l'argent déposé dans les banques.

De l'argent déposé avec pour finalité un investissement dans des moyens de production mis en œuvre par des personnes capables, en vue de répondre à des besoins sociaux, est qualitativement de nature tout à fait différente de l'argent placé sans plus dans une banque, qui l'utilise en vue de l'acquisition de biens fonciers, par exemple, avec un simple objectif spéculatif (augmenter la valeur purement financière de l'actif sous-jacent sans rien apporter à l'économie réelle – dans un tel cas, ce placement pourrait avoir effet d'augmenter la valeur du bien acquis, mais il s'agirait d'une augmentation s'avérant en définitive fictive et relevant de l'économie virtuelle ).

Dans ce sens, la décision prise par le gouvernement chypriote à la demande de l'Union européenne est particulièrement aveugle ; elle ne prend aucunement en considération ces différences qualitatives relatives à l'argent déposé sur les comptes bancaires et les situations spécifiques y afférentes. Seuls importent aux yeux des décideurs, des aspects quantitatifs macro-économiques, ainsi que des aspects règlementaires, tous abstraits et déconnectés de la réalité. Or, les différences qualitatives de détail sont extrêmement déterminantes pour la bonne santé de l'économie.


Agir finement au sein de l'économie pour l'amener à recouvrer peu à peu la santé, requerra nécessairement de cerner les concepts permettant d'appréhender les différentes qualités de l'argent, ainsi que d'élaborer des méthodes de travail permettant de les gérer dans la pratique. Alors il deviendra possible d'éviter que ne se répète la catastrophe chypriote en de nombreux autres lieux, avec ses conséquences humaines innommables.

Dans deux articles antérieurs, nous avons déjà insisté sur l'appréhension à la fois subtile et exacte des processus économiques réels que permettent les associations économiques. Il s'agit de groupements de producteurs, distributeurs et consommateurs actifs dans les diverses branches de l'économie.

C'est à de telles associations, notamment, que devrait aussi échoir la responsabilité de déterminer à quelles personnes doivent être accordés des prêts, ainsi que leurs modalités pratiques (durée, montant...) et leurs finalités, sur base notamment aussi des facultés-capacités individuelles des emprunteurs mises au service de besoins collectifs, et pas seulement selon les seuls critères actuels des banques, fondés principalement sur les capacités financières des emprunteurs.

Il s'agit d'orienter les flux de capitaux, notamment en vue de la création et du maintien de moyens de productions répondant à des besoins réels, tels qu'ils peuvent être pleinement perçus au sein d'associations économiques ainsi constituées. Il deviendrait dès lors de plus en plus impossible que ne se constitue et ne s'amplifie une économie virtuelle fondée sur la circulation de valeurs économiques fictives, rongeant et absorbant de l'intérieur toutes les forces vives de l'organisme social, telle une gigantesque et monstrueuse tumeur cancéreuse.

Une autre piste de recherche permettant de différencier plusieurs « qualités d'argent » et de les gérer de manière spécifique selon leur nature, consiste appréhender les concepts « d'argent d'achat » (ou de consommation), « d'argent de prêt », et « d'argent de contribution » (« ou de don »), ainsi que la notion « d'argent vieillissant » (un argent qui perd sa valeur après une certaine période (date de péremption) ; cette notion n'est pas à confondre avec le concept de monnaie fondante de Silvio Gesell ).

Argent d'achat, de prêt, de don et argent vieillissant font partie intégrante en permanence de la vie économique réelle, mais ces concepts étant inconnus du public, ils ne peuvent être mis en œuvre pour discerner qualitativement les divers flux d'argent y correspondant, et encore moins pour les gérer concrètement chacun selon leurs particularités. Tout est confondu et mélangé dans la façon actuelle de gérer des flux d'argent de nature complètement différente.

Nous n'avons fait que mentionner l'existence de cette piste visant à différencier les diverses qualités de l'argent sans la fonder et la présenter ici. De longs développements seraient nécessaires, incluant aussi la question de la production et de la destruction de la monnaie.

La croissance sans fin de dettes et de capitaux (non consommés, donc non « détruits » par une « consommation » ad hoc) est une absolue impossibilité. Tenter néanmoins de réaliser une telle accumulation absurde engendre nécessairement des processus morbides au sein de l'organisme social global, pouvant conduire à sa destruction.

En comprenant et en maîtrisant de mieux en mieux les concepts relatifs aux diverses qualités de l'argent, il deviendra possible, par le biais des associations économiques de producteurs, distributeurs et consommateurs, de trouver le chemin permettant d'organiser un processus conscient et permanent d'orientation, d'utilisation et de consommation des capitaux (et donc de réduction des dettes y afférentes), tel qu'il doit nécessairement se réaliser au sein de l'organisme social, si nous voulons en assurer l'équilibre interne et la santé.

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Cofondateur du Mouvement pour la tri-articulation sociale. Psychologue de formation, anciennement directeur financier, responsable des ressources humaines et de la communication dans plusieurs institutions, il est un des pionniers, engagés socialement dans des réalisations pratiques ou des initiatives s'inspirant de l'économie associative et de la tri-articulation sociale en Belgique francophone, depuis 1990.

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