Mission impossible : trouvez-moi un euro qui ne soit pas numérique !

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Par Jacques Bichot Modifié le 11 octobre 2020 à 9h53
Christinelagarde
@shutter - © Economie Matin
1.400 milliards d'eurosLa valeur totale des pièces et des billets en circulation a dépassé, fin juillet 2020, le niveau record de 1.400 milliards d'euros.

D’après Le Figaro, Christine Lagarde, présidente de la BCE, aurait déclaré : « nous devons être prêts à émettre un euro numérique si le besoin émerge ». Ce journal titre sur deux pages : « Bientôt un euro numérique dans nos poches ». Et pour faire bonne mesure, un membre du directoire de la BCE, publie dans le même numéro du Figaro une tribune intitulée : « Préparons-nous à créer un euro numérique ».

Ces déclarations péremptoires sont étonnantes, car il n’existe pas d’euro, pas plus que de dollar, de yen ni de livre sterling, qui ne soit pas numérique. Sur les billets que chacun de nous a dans son portefeuille est imprimé une valeur – un nombre d’euros. Les pièces sont de même reçues en paiement pour un nombre d’euros ou de centimes d’euros. Et si nous payons par carte ou par chèque, c’est encore un nombre d’euros que nous pianotons sur le terminal de paiement, sur le clavier de notre ordinateur, ou que nous inscrivons sur un chèque.

La monnaie est fondamentalement numérique

Il se trouve que j’ai commencé ma carrière universitaire comme mathématicien, et que je suis docteur en mathématiques, ce qui serait un peu étrange si je n’avais pas quelque idée de la numération. Ensuite, quand je me suis mis à l’économie, j’ai consacré ma thèse aux questions monétaires, en effectuant des recherches historiques concernant l’histoire du phénomène monétaire du moyen-âge à nos jours. J’en ai tiré un livre intitulé Huit siècles de monétarisation, ayant pour sous-titre : de la circulation des dettes au nombre organisateur. En effet, quand on examine de près le phénomène monétaire, quand on suit son évolution multiséculaire, on constate qu’il s’agit essentiellement de l’utilisation de l’arithmétique pour organiser de nombreux aspects de notre vie en société. Dire que l’on va créer un euro numérique a donc à peu près autant de sens que dire que l’on va créer de l’eau liquide ; c’est purement et simplement un pléonasme.

L’économie fonctionne grâce à des créations et annulations de dettes et créances

Plus précisément, le système monétaire et financier consiste à créer, transformer, annuler, des relations chiffrées, que l’on appelle créances ou dettes selon que l’on se place du point de vue de celui qui a des droits ou de celui qui a des devoirs. Si j’ai à la banque B un compte créditeur de 500 euros, B a des devoirs envers moi : exécuter mes ordres de paiement, dans la limite de ces 500 euros. Un tel paiement consiste à créditer le compte du bénéficiaire par le débit du mien. Et si je paie « en liquide », en donnant par exemple un billet de 50 euros au commerçant chez qui je viens faire des emplettes, il s’agit toujours d’une opération arithmétique : ma créance sur la Banque de France diminue de 50 euros tandis que ma dette envers mon fournisseur est éteinte.

Les paiements sont des opérations créant, modifiant ou annulant des créances et des dettes. Certes, jadis, on pouvait payer avec des pièces de métal précieux ayant une valeur intrinsèque, mais les hommes d’affaires préféraient de beaucoup les écritures. Et que ces écritures se réalisent en maniant une plume d’oie ou en frappant des touches sur un clavier d’ordinateur, cela ne fait pas une grande différence. Il s’agit toujours de créer, modifier ou annuler des relations chiffrées entre des agents ayant accepté les règles du jeu monétaire. Le caractère numérique de la monnaie ne date pas de l’apparition de l’informatique ; celle-ci a modifié les méthodes de conservation et de modification des données qui constituent des créances et des dettes, mais le système monétaire et financier constitue toujours un ensemble de créances et dettes numériques modifiables selon certaines règles.

Dire « numérique » pour signifier « informatique » favorise le développement d’idées fausses et de pratiques répréhensibles

Beaucoup de personnes, y compris semble-t-il la présidente de la BCE, ont pris la mauvaise habitude de dire « numérique » quand il faudrait dire « informatique ». Pour ces personnes, un billet de banque n’est pas de la monnaie « numérique », parce que, matériellement, il s’agit de papier et non de puces de silicium. Heureusement pour elles, le ridicule ne tue pas, mais cette erreur est quand même fichtrement dommageable, car elle ne se limite pas aux créances dites « au porteur », manuellement transmissibles, que sont les billets de banque. Plus précisément, dès lors que le support (papier versus silicium) acquiert dans les esprits une importance démesurée, la voie est ouverte aux pires aberrations.

Quand le progrès technologique facilite le camouflage des pyramides de Ponzi

La règle d’or du domaine monétaire et financier est la « partie double » : toute créance de A sur B est une dette de B envers A. La conséquence de cette règle fondamentale est que, pour augmenter la quantité de monnaie en circulation, il existe un seul moyen : qu’un agent B se reconnaisse débiteur d’un agent A, qui lui-même se reconnait débiteur, pour le même montant, de B. Généralement B est une banque, et A un agent non bancaire, qui va utiliser la monnaie ainsi créée pour acquérir des biens et des services permettant de produire et de vendre.

Hélas, tous les emprunts ne sont pas économiquement raisonnables. Misant sur la crédulité de nombreux agents économiques, des escrocs parviennent régulièrement à convaincre des gogos de devenir leurs créanciers, en leur promettant des rendements mirifiques, dont ils s’acquittent en utilisant les fonds qu’ils collectent en théorie pour les investir, mais en réalité pour payer les fantastiques intérêts qu’ils ont promis aux souscripteurs. Bien entendu, ces « pyramides de Ponzi » finissent par s’effondrer : quantité de créances doivent être passées par pertes et profits, et Bernard Madoff écope de lourdes peines de prison. Il se monte toujours des pyramides de Ponzi, la naïveté associée au désir d’enrichissement pouvant encore être exploitée, mais la recette est usée, elle ne permet plus de très grandes arnaques. Il fallait trouver autre chose.

La trouvaille s’appelle cryptomonnaie. Beaucoup de nos contemporains ayant pour l’informatique la foi du charbonnier, il eut été étonnant qu’une procédure financière recourant à une technique sophistiquée, appelée blockchain, ne suscite pas un vif engouement. La complexité des procédures permet de susciter une foi sinon aveugle, du moins fort peu éclairée, en faveur du mining – l’acquisition de jetons virtuels transférables, que ce soit pour les vendre ou pour effectuer un paiement. Le filon étant limité, la rareté des jetons augmente avec le temps, ce qui permet aux « mineurs » initiaux de revendre leurs métaux virtuels, leurs bitcoins par exemple, avec bénéfice. Naturellement, comme pour les pyramides de Ponzi, les gains obtenus par les premiers mineurs encouragent d’autres joueurs à les imiter. Cet effet boule de neige peut enrichir fortement certains agents avant d’en ruiner de nombreux autres.

« L’Europe prépare son euro numérique »

En soi, de tels divertissements ne tombent pas sous le coup de la loi, pas plus que les paris hippiques ou le loto, mais le problème est totalement différent lorsqu’une grande banque centrale descend dans cette arène. Ce qui est sur le point de se produire, si l’on en croit Le Figaro des 2 et 3 octobre. La page « Economie » annonce en effet, en gros caractères : « Face au Libra, l’Europe prépare son euro numérique ». Le sous-titre précise : « La BCE accélère son projet de devise électronique ». Et dans le corps du texte apparaît un motif concret : « La Banque centrale, qui anticipe la baisse de l’usage des espèces, veut sécuriser les transactions virtuelles ».

Il semblerait que l’anticipation de la baisse de l’usage des espèces relève du dicton « quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage ». En effet, dans le même quotidien, le 16 septembre, le PDG de la Monnaie de Paris, l’institution qui frappe nos pièces de monnaie, présentait une réalité bien différente : « La demande d’argent liquide est en constante augmentation. (…) Depuis l’introduction de l’euro en 2002, la valeur totale des pièces et des billets en circulation a été multipliée par six et a dépassé, fin juillet 2020, le niveau record de 1.400 milliards d'euros. Même constat pour le dollar américain, dont la circulation a triplé de valeur depuis 2000. Cette croissance s’est-elle ralentie depuis le début de la crise sanitaire ? Pas du tout, puisqu’on constate au contraire une forte accélération de la circulation d’argent liquide : + 9 % en un an pour l’euro et + 11% pour le dollar ».

Que veulent la BCE et, probablement, la Banque de France, à moins qu’elle ne soit contrainte volens, nolens, à s’aligner sur la position définie par la BCE ? Citée par le Figaro, la présidente de la BCE affirme : « Nous devons être prêts à émettre un euro numérique, si le besoin émerge ». Et surtout, un membre du directoire de la BCE, Fabio Panetta, publie une tribune « Préparons-nous à créer un euro numérique », tribune publiée simultanément dans plusieurs grands quotidiens européens. Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? La livre d’Ancien régime était déjà numérique. Comment se réglaient les transactions sur les foires de Champagne, au Moyen Age, puis de Lyon, à la Renaissance, si ce n’est par des opérations de compensation typiquement numériques ?

La confusion entre numérique et électronique

En fait, quand certaines personnes disent ou écrivent « numérique », il faut traduire « informatique » ou « électronique ». Un paiement est de nos jours toujours numérique. En revanche, s’il consiste à donner des billets et des pièces, il est manuel, tandis que s’il prend la forme d’un virement d’un compte sur un autre ordonné par pression sur quelques touches d’un clavier d’ordinateur, il est électronique. Si vous donnez en paiement un billet de banque, le bénéficiaire devient à votre place créancier de la Banque centrale : votre paiement est à la fois manuel et numérique. Pour employer un vocabulaire scholastique, ce paiement est par essence numérique, et par circonstance manuel.

Le drame est que tout cela ne soit pas clair dans les esprits, ce qui permet des manipulations : pour justifier telle ou telle décision, il suffit de la peinturlurer en numérique, sorte de passe-partout, ou de talisman, qui donne tous les droits, justifie toutes les décisions. Fut un temps, le cri « Dieu le veut » faisait taire toute opposition aux massacres que voulaient perpétrer des Croisés sanguinaires, en vérité suppôts de Satan. La question monétaire actuelle n’est évidemment pas sanglante, mais les procédés employés pour arriver à ses fins, pour travestir la réalité, se ressemblent beaucoup : faire appel à une instance suprême, Dieu dans un cas, le Numérique dans l’autre, pour faire passer de mauvaises décisions, clairement criminelles dans un cas, et dans l’autre astucieusement favorables à certains intérêts, fut-ce au détriment des libertés individuelles.

Notre salut, la comptabilité en partie double

L’invention de la comptabilité en partie double fait partie, comme la découverte de la roue puis de l’électricité, des grands acquis de la civilisation. Grâce à elle, grâce à l’organisation monétaire des échanges, et plus généralement de l’économie, qu’elle a rendu possible, l’humanité a pu faire coopérer des milliers, puis des millions, et aujourd’hui des milliards d’êtres humains. Or, c’est le sort de cette comptabilité qui est aujourd’hui en jeu. La comptabilité en partie double est l’instrument de coopération qui garantit le mieux la liberté et la justice. Le retour à la « fiat monnaie » dont certains préparent la mise en place au détriment de la monnaie de crédit, étroitement liée à l’usage de la comptabilité en partie double, serait une catastrophe tant pour nos libertés que pour l’équité, sans parler de l’efficacité.

La crise sanitaire et ses conséquences économiques créent des conditions favorables aux décisions irrationnelles. L’humanité a toujours été tiraillée entre les mythes et la rationalité. Actuellement, dans le domaine monétaire et financier, comme dans les questions d’environnement et de climat, comme dans l’organisation de notre protection sociale, notre tendance à penser et agir de façon irrationnelle, en suivant des modes pseudo-intellectuelles, est dangereusement importante. Le triomphe de l’illusion cryptomonétaire, rendu aujourd’hui possible par la faiblesse de la culture économique de nos dirigeants, serait catastrophique.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.