En Estonie, un intéressant projet européen de robotique militaire

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Par Alexis Toulet Publié le 24 juin 2020 à 5h05
Armee Militaires
@shutter - © Economie Matin
37,5 MILLIARDS €Le Budget du ministère de la Défense en 2020 en France est de 37,5 milliards d'euros.

En Europe comme ailleurs, on s’intéresse et on progresse vers les robots combattants. Sans doute, les fantassins ne sont et ne seront pas remplaçables par des robots. Mais les blindés et l’artillerie, si.

Et il vaut la peine de se poser la question des conséquences.

Aussi importantes et déstabilisantes qu’elles puissent être, il n’y a pas que la crise du coronavirus et ses crises de suite économiques et autres qui se passent aujourd’hui dans le Monde. Voici donc un petit focus sur l’intéressant projet de l’entreprise estonienne Milrem Robotics, en coopération avec sa filiale suédoise Sinrob Technologies AB et d’autres entreprises européennes du secteur militaire.

Il s’agit de ce qui est annoncé comme « le véhicule de combat robotisé le plus moderne au monde », un blindé chenillé léger aussi autonome qu’un engin piloté grâce à une motorisation hybride, capable de prendre à son compte toute une série de missions sur le champ de bataille, suivant sa configuration appui-feu, artillerie, génie, défense aérienne...

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Ça ressemble à un char oui... mais il n’y a personne dedans

Basé sur un drone terrestre de combat existant de la même entreprise le THeMIS, déjà tout à fait fonctionnel mais de taille beaucoup plus petite, limité lui au transport léger et au tir déporté au bénéfice des troupes au front - ou à des tâches comme sortir un VAB français d’un mauvais pas, voir cette vidéo probablement tournée au Mali - l’intérêt majeur d’un tel blindé robot serait d’être à la fois plus léger et moins cher qu’un blindé piloté de capacités équivalentes - pas besoin de compartiment protégé pour y loger des hommes, pas besoin d’ailleurs de les former ni de les salarier - tout en étant le cas échéant beaucoup plus facilement sacrifiable et d’ailleurs insensible à la peur.

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Pas de raison qu’on ne puisse refaire la même chose en plus grand, plus puissant et adaptable à plus de missions

Type-X RCV, puisque tel est son petit nom, est un projet soutenu financièrement par la Commission européenne dans le cadre du programme précurseur du Fonds Européen de Défense le FEDef. De fait, ce qu’Américains et Chinois préparent d’arrache-pied avec leur budget de défense gargantuesque (Washington) ou en augmentation constante même au temps du coronavirus (Pékin), il n’est pas déraisonnable que les Européens s’y intéressent, d’autant que leurs investissements de défense sont beaucoup plus limités.

Et il semble bien qu’au moins un pays européen soit très volontaire dans ce domaine :

« Suite à notre réussite avec le THeMIS, qui founit un soutien logistique aux unités d’infanterie, nous avons commencé à penser comment soutenir les formations mécanisées. Nous avons donc eu une idée sur la façon de soutenir les chars de combat et les véhicules de combat d’infanterie, en discutant avec des clients potentiels, jusqu’à ce que l’un d’entre eux, que je ne peux pas mentionner, ait manifesté un intérêt certain, nous permettant de démarrer le véritable programme de développement il y a environ deux ans », a raconté M. Väärsi. Les pronostics pour savoir qui est ce client mystère sont donc ouverts….

Cela dit, même s’il semble certainement raisonnable d’un point de vue européen de développer ce genre de projets étant donné qu’à l’évidence "le temps se gâte" sur le plan stratégique, même s’il semble sans doute raisonnable aussi aux Américains de maintenir leurs énormes dépenses de défense tout en les recentrant en Extrême-Orient - ne faut-il pas défendre l’Empire contre la nouvelle superpuissance ? - de même qu’il semble certainement raisonnable aussi aux Chinois de s’armer en grand - à un pays économiquement si puissant, ne faut-il pas une armée qui le soit bien autant ? - il n’est pas interdit de se demander où tout cela mène, d’un point de vue cette fois-ci humain.

Robotique militaire, quo vadis ?

Ni THeMIS, ni même Type-X RCV ne sont des robots à proprement parler. C’est tout à fait clair pour le premier, déjà opérationnel, qui est téléguidé par un opérateur humain, sans intelligence propre. Il s’agit dans les faits d’un télémanipulateur militaire. Du second on annonce qu’il sera une "combinaison d’intelligence artificielle (IA) augmentée et d’un téléopérateur" dotée d’un "kit de fonctions intelligentes (IFK)", capable de le convertir en véhicule à conduite autonome.

C’est-à-dire qu’en matière d’intelligence embarquée, les choses bougent. Non seulement Type-X RCV aura déjà des aptitudes non négligeables dans ce domaine - un intermédiaire entre télémanipulateur et robot plutôt qu’une coquille vide seulement téléguidée par l’homme - mais encore et surtout il sera assez facile de le moderniser de manière incrémentale pour lui en donner de plus en plus. Il suffira d’y adapter des processeurs plus puissants et surtout des logiciels de plus en plus avancés et adaptables... sans rien changer de moteur, blindage, structure, chenilles, armes, donc à coût et effort maîtrisé. Les armées peuvent conserver leurs blindés jusqu’à environ trente ans, de quelle intelligence et de quelle autonomie disposeront donc les Type-X RCV modernisés dans vingt ou trente ans - si ce n’est beaucoup plus tôt ?

Certaines applications de la robotique militaire sont limitées par l’autonomie énergétique. C’est ainsi que les robots marcheurs de Boston Dynamics, aussi spectaculaires soient-ils, ne sont guère adaptés au combat car ils ne peuvent pas à la fois être discrets et avoir une grande autonomie énergétique. De deux choses l’une, soit ils fonctionnent sur batterie et ils dureront difficilement une heure, soit leur énergie vient d’un moteur à explosion et on les entendra de loin. Les Marines américains se sont désintéressés de ces robots quand il est devenu clair que le problème n’avait guère de solution.

« En décembre 2015, l’armée des Etats-Unis, en l’occurrence le corps des Marines (United States Marine Coprs, USMC) refuse de travailler avec leurs chiens-robots. En cause : des machines beaucoup trop bruyantes, et une version alternative pas assez puissante »

Il est assez facile de comprendre qu’une escouade de soldats en marche d’approche à proximité de l’adversaire n’a guère envie d’être accompagnée d’une machine qui fait à peu près le bruit d’une tondeuse à gazon ! Rien à ce jour ne promet d’égaler l’humain en matière d’infanterie, non à cause de l’intelligence humaine... mais à cause des performances du corps humain qui rendent possible à la fois de marcher pendant dix heures et d’être discrets.

Cependant, s’agissant des blindés, de toute façon assez bruyants même quand ils sont pilotés, aucun avantage de discrétion pour l’homme. L’avantage pourrait même se renverser, des blindés robots étant plus petits que les blindés pilotés car n’ayant aucun compartiment abritant des hommes devraient être plus discrets. Qu’est-ce qui pourrait alors empêcher des blindés robots

  • moins chers à l’achat car plus petits à puissance équivalente
  • moins chers à l’entretien car n’ayant pas besoin d’être utilisés souvent pour entraîner les soldats
  • plus discrets du fait de leur taille
  • réagissant possiblement plus vite - pour peu qu’on les dote de processeurs suffisamment puissants
  • accédant à un plus grand répertoire tactique, par exemple sans aucune réticence envers la tactique kamikaze

de supplanter au final les blindés pilotés ?

Un seul facteur sans doute, à la fois culturel et politique, notre réticence à reconnaître à une machine l’« autorité de feu », à lui laisser l’initiative d’ouvrir le feu et de tuer. Bref, notre terreur à l’idée de machines tueuses.

Ce tabou tiendra-t-il ? Ce n’est pas impossible. Certains tabous après tout ne sont brisés qu’exceptionnellement, par exemple le refus de l’anthropophagie qui reste rare même dans les situations de morts de masse par famine. Mais c’est tout sauf certain. La seule manière de s’assurer de la force d’un tabou, c’est d’étudier une situation où la tentation est forte de le briser, et aucune situation de ce genre ne s’est pour l’instant présentée.

Disons que nous ne devrions pas trop tarder à le découvrir. Et si le tabou saute, alors une partie des forces militaires - à l’exception de l’infanterie - pourraient être au final remplacées par des robots.

Infanterie humaine et blindés robots, quelles conséquences ?

A quoi ressemblerait un monde où des parties entières des unités combattantes seraient composées principalement voire entièrement de robots, soutenues bien entendu par les ingénieurs et les techniciens chargés de leur conception, fabrication et entretien mais qui ne seraient pas eux-mêmes des combattants ? La spéculation ne peut qu’être incertaine, j’en risquerais trois :

  1. L’avantage militaire au plus technologiquement avancé pourrait en être renforcé, par la supériorité d’une armée combinée robots/humains sur une armée seulement composée d’humains - sans changer cependant le fait que le contrôle des villes est avant tout affaire d’infanterie et que les coeurs ne se gagnent guère par l’occupation. Bref une intensification de tendances déjà présentes, à la racine à la fois de la supériorité militaire du monde développé capable d’entrer en force en tout lieu qui n’est pas protégé par la dissuasion nucléaire - Irak en 2003, Afghanistan à partir de 2001 - et de son impuissance militaire les occupations et contre-guérillas débouchant sur un enlisement sans issue
  2. La tentation de sortir d’un enlisement par une plus grande brutalité pourrait être renforcée. Il est possible en effet de "pacifier" une ville rétive, à condition d’élever (grandement) le niveau de violence. C’est bien ainsi que les Américains ont obtenu la soumission de Falloujah en Irak en 2004 ou les Russes celle de Groznyi en 2000, c’est ainsi que les Israéliens parviennent régulièrement à "tranquilliser" Gaza et que les Syriens ont reconquis Alep. Ce qui peut empêcher d’appliquer une telle tactique, ce sont des facteurs politiques, la réticence devant la mort de masse des civils même étrangers, bref le refus du crime de guerre. Mais des robots n’ont aucune raison de connaître une telle réticence... Et écraser une ville comme Falloujah, Groznyi, Gaza ou Alep ont été écrasées, cela se fait plutôt avec de l’artillerie et des blindés justement, il n’y faut pas forcément beaucoup de fantassins. Alors, si l’infanterie qui voit l’ennemi ou le civil de près n’est pas de la partie, si les blindés sont des robots sans équipages et si les techniciens et ingénieurs qui les maintiennent en marche sont loin du front et ne voient aucun civil dans le blanc des yeux... il est très possible que les barrières psychologiques à la violence extrême contre les civils soient abaissées
  3. Un régime dictatorial pourrait tenir sans garde prétorienne, ou plutôt sa garde prétorienne chargée de la répression "extrême" en cas de besoin pourrait être composée seulement d’ingénieurs et de techniciens, bref de gens qui ne voient pas la violence en face. Quand le gouvernement chinois a écrasé les manifestations sur la place Tian An Men en 1989, tuant plusieurs milliers de personnes, quand le gouvernement ouzbek a écrasé les manifestations à Andijan en 2005, tuant autour d’un millier de personnes, c’était avec des fantassins et des blindés pilotés. Les réticences de ces soldats à la violence contre des civils désarmés - leurs propres concitoyens - avaient bien du être surmontées d’une manière ou d’une autre. L’une des manières classiques d’y parvenir pour une dictature est de s’appuyer sur une garde prétorienne, une troupe d’élite choyée dont la fidélité au pouvoir - idéologique, ethnique, religieuse - est la première qualité, la capacité à la violence contre leurs concitoyens la seconde. Mais bien sûr, les robots sont par définition obéissants et insensibles à la pitié. Et écraser des manifestations avec des blindés légers dotés d’armes automatiques serait remarquablement simple. Là encore, les êtres humains dont dépendent les robots - techniciens et ingénieurs - ne regardant pas la violence en face, les barrières psychologiques à la violence extrême pourraient être abaissées

Tout cela n’est pas pour demain, des obstacles techniques existent sans doute encore. Mais rien d’insurmontable. Et la créativité et l’innovation sont déjà stimulées, comme le dit Kuldar Väärsi, le PDG de Milrem Robotics

« C’est une expérience exceptionnelle de voir comment les équipes d’Örnsköldsvik et de Tallinn travaillent ensemble et se complètent tout en créant quelque chose de si innovant »

C’est donc pour après-demain. Qui viendra plus vite qu’on ne le pense. Il y a sans doute encore assez de temps pour discuter et négocier entre Américains, Chinois, Européens, Japonais, Russes et autres un code de bonne conduite, voire pourquoi pas l’interdiction de certaines formes de robots militaires, à commencer l’interdiction d’un certain degré d’autonomie pour les machines. On a bien réussi à négocier l’interdiction des armes chimiques, et à l’exception de la Corée du Nord l’interdit est globalement plutôt - pas parfaitement, certes - respecté.

Mais il faudrait ne plus tarder à s’y mettre.

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Alexis Toulet est diplomé de l'Ecole Polytechnique. Depuis 1997 il a fait carrière dans l'industrie, des nouvelles technologies à la défense et aux systèmes d'identité, et de la biométrie à la surveillance des frontières et l'architecture des systèmes. Passionné par les questions de stabilité économique confrontée aux contraintes majeures de l'époque politiques, de ressources et environnementales, il est webmestre du site d'investigations sur les crises Noeud Gordien