Après le départ de la moitié des participants puis l’abandon de son offre cartes, le projet de réseau de paiements européen (EPI) semble voué à l’échec. Qu’en est-il de la viabilité du modèle, sans carte bancaire ?
L’initiative européenne a essuyé un revers de taille en début d’année, avec le départ de deux membres supplémentaires : DZ Bank et Commerzbank. Avec ces défections, ce sont des millions d’utilisateurs potentiels dont l’EPI se retrouve privée.
Il ne reste donc plus que 13 partenaires autour de la table, contre une trentaine en 2021. En cause, deux points de blocage majeurs : les investissements massifs requis par l’envergure de l’opération, ainsi que la complexité des négociations entre acteurs-compétiteurs, deux facteurs-clés qui avaient eu raison du projet Monnet. Après ces départs, Martina Weimert (directrice générale d’EPI) a déclaré le 11 mars dernier revoir ses objectifs à la baisse, par un communiqué annonçant l’abandon du développement du « scheme » cartes pour se recentrer sur l’aspect Wallet/Paiement Instantané de l’offre.
Sans ce pilier central de la « carte européenne », quel avenir pour cette nouvelle version du projet ?
L’un des objectifs initiaux de l’EPI était la création d’un réseau cartes européen devant concurrencer les géants Visa et MasterCard. L’unification des schemes nationaux (tels CB en France ou GiroCard en Allemagne) au sein d’un scheme européen aurait permis de limiter la dépendance à ce duopole et d’apporter une réponse à l’influence grandissante des GAFAM et BATX.
L’intérêt d’une indépendance européenne des paiements nous est régulièrement rappelé dans l’actualité : rappelons l’exclusion d’institutions russes des réseaux Visa/MasterCard - et Swift - suite à l’invasion de l’Ukraine en 2022, à l’annexion de la Crimée (2014) ou encore le blocage des dons à WikiLeaks (2010). En abandonnant son support carte, l’EPI perdrait ainsi un de ses attraits principaux : la souveraineté.
Une dépendance aux schemes américains est problématique pour l’Europe, car celle-ci repose sur eux pour la majorité de ses paiements cartes transfrontaliers. Une question se pose néanmoins : À l’ère des smartphones et des crypto-monnaies, est-il nécessaire de bâtir un système de paiement sur un réseau de cartes - dont les versions modernes datent de plus de 50 ans ? Après tout, le duopole lui-même se diversifie en multipliant les incursions dans le domaine des crypto-monnaies ou encore le développement de plateformes API.
La souveraineté sur le long-terme n’est donc pas liée aux cartes stricto sensu : elle pourra être trouvée en proposant un moyen de paiement alternatif, pour peu qu’il atteigne une masse critique d’utilisateurs.
L’EPI est capable de fournir cette alternative. En effet, la combinaison d’une solution de wallet et de paiement instantané serait une base suffisante sur laquelle construire le futur du paiement européen - la carte constituant seulement un accélérateur d’adoption.
En exemple : l’Unified Payments Interface (UPI), équivalent indien de l’EPI, mise en service en 2016 et basée sur le paiement mobile instantané. Cette réussite indienne a été une des inspirations pour la création de l’EPI en Europe, mais également au Brésil avec le système PIX, adopté massivement par les consommateurs depuis 2020.
La carte bancaire n’est donc pas une base incontournable. Le paiement mobile est une alternative viable (80% des Européens détiennent un smartphone), comme le démontrent les réseaux PIX et UPI. Le marché croît et attire : en avril, WhatsApp Pay a obtenu de la NPCI (National Payment Corporation of India) l’autorisation de développer sa base utilisateurs UPI de 40 à 100 millions de personnes.
En Inde comme au Brésil, certains facteurs ont largement contribué à l’adoption massive des paiements innovants : l’appui des gouvernements, un périmètre géopolitique homogène et des coûts d’héritage moindres, du fait d’investissements antérieurs des banques dans leurs réseaux monétiques moins élevés.
En Europe, l‘harmonisation des schemes cartes nationaux devait permettre de capitaliser sur les bases consommateurs existantes. Cette stratégie trouve pourtant ses limites lorsque l’on doit assurer l’interopérabilité des systèmes ; en cela, la construction d’un réseau de paiements européen sur une base nouvelle peut s’avérer plus judicieuse.
Par ailleurs, l’abandon de la carte bancaire signifie que l’EPI pourra se libérer des contraintes associées à ce mode de paiement et adapter son modèle économique avec plus de flexibilité. En régulant par exemple les prix appliqués aux utilisateurs finaux et en laissant les commissions d’interchange libres (modèle brésilien de PIX), voire en supprimant celles-ci (modèle adopté temporairement par l’UPI).
Avec un réseau de paiement instantané couplé à des API ouvertes, sans support physique, sans cotisations annuelles et permettant les paiements C2B/P2P, la proposition de valeur de l’EPI concurrencerait sérieusement celle de la carte bancaire classique.
Plutôt que de se construire sur un modèle cartes vieillissant, l’EPI a ici l’opportunité de proposer une solution innovante. Le potentiel offert par le paiement instantané couplé au paiement mobile dépasse celui de la carte bancaire, sans compter les fonctionnalités additionnelles futures (Request-to-Pay, Crédit instantané, Euro numérique...).
L’avenir du projet ne repose pas tant sur la viabilité du modèle « sans carte », que sur la capacité des acteurs à prendre la hauteur nécessaire au lancement des paiements européens de demain.