L’échange épistolaire entre Janet Yellen et Mario Draghi

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Par Jean-Paul Betbèze Publié le 14 octobre 2014 à 3h20

Un échange épistolaire fictif entre le président de la Banque Centrale européenne (BCE) Mario Draghi et la présidente du Conseil des gouverneneurs de la Réserve fédérales des Etats-Unis (FED) Janet Yellen.

Mail de Mario Draghi à Janet Yellen le 5 octobre 2014

Hi Janet !

Que je t'envie ! Je t'écris de Naples où je viens de faire ma conférence de presse et d'annoncer que la Banque centrale européenne allait acheter directement des crédits bancaires. Ah Naples... Ah l'Italie...

Tu connais mon problème : je dois obtenir 2 % d'inflation et n'y arrive pas. Et c'est pourtant mon objectif unique ! Tu as vu mon dernier score : 0,3 % en septembre après 0,4 % en août. Je sens que le doute s'installe auprès des marchés et des experts. Comme si je perdais la main. J'entends dire que je flirte avec la déflation. Ce qui est devant moi, c'est le calme plat des prix et de la croissance. La mer des Sargasses !

Bien sûr, j'ai évité le pire : l'éclatement de la zone, avec le départ de l'Espagne et de l'Italie. C'était quand j'ai lancé mon célèbre whatever it takes de mi-2012 et fait reculer les marchés, un recul qui « entrera dans l'histoire ». Mais c'est loin. Et après, je les ai mis à une belle diète, ces pays ! Pas le choix tu me diras, à tel point qu'ils sont aujourd'hui en déflation et que le mal se répand. Bien sûr, les pays du Nord vont encore assez bien, sérieux comme ils sont. Mais ils peinent, Allemagne en tête, à tirer un char qui va moins vite, sachant qu'il est difficile de vendre plus à une Chine qui achète moins et à une zone euro en panne.

Pour avancer, je parle beaucoup (et ça marche mieux pour moi que pour toi, me disent ces vilains marchés financiers !). Je dis que je veux faire repartir le crédit bancaire, avec des banques devenues plus saines. Mais voilà : les taux des marchés financiers sont si bas, de ton fait ma chère Janet, que c'est le financement obligataire qui explose, pas le crédit bancaire !

J'ai alors parlé aux politiques d'un soutien organisé à la croissance, car, au fond, je suis au bout de ce que je peux faire. Je n'ai pas dit très fort que l'Allemagne pourrait pousser à la roue... et ceci a suffi : Angela m'a téléphoné pour que je modère ce type de proposition !

Je t'envie ! Je conduis une auto à un seul cadran (un objectif d'inflation) qui fait du surplace. Cette auto a 18 roues (18 pays) de tailles différentes. Ceci sans oublier les 23 personnes (18 pays plus 5 membres "européens" du Directoire) avec moi dans l'habitacle. Elles me "conseillent", me "soutiennent", autrement dit me houspillent ou me freinent et ont, en théorie, toutes le même poids ! Ceci sans compter, au dehors, ceux qui me demandent de ne pas respecter le code de la route (en achetant des bons du trésor) quand les riches, qui sont aussi les plus gros, me promettent le tribunal si je le fais (et ils l'ont déjà fait) !

La solution pour moi, j'ose à peine le dire, est que la situation se détériore : moins de croissance encore par panne de consommation, d'investissement et d'exports, encore moins d'inflation, baisse du crédit bancaire. La trappe à liquidité s'ouvre, la déflation arrive. D'où mes plans.

Plan A : je ne peux évidemment pas faire comme si je jouais la politique du pire. Donc j'ai décidé : dans un mois, j'achète des crédits immobiliers, comme toi, et des crédits bancaires, pas comme toi, pour relancer la machine. Honnêtement, je crains que ce ne soit pas suffisant. Je ne peux pas forcer les entreprises à s'endetter auprès des banques ! Et moins encore forcer les banques à partager avec moi les marges des quelques crédits qu'elles ont faits !

Plan B, si ça ne marche pas, pour éviter l'implosion de la zone, je passe en force et fais ce qui m'est interdit aujourd'hui : acheter des bons du trésor de certains pays. Je n'en ai pas dit un mot à Naples, pour éviter toute réaction. Donc j'attends. On ne pourra pas m'accuser de ne pas avoir tout exploré ! Là ce sera un vrai changement. C'est ce que vous avez fait et réussi aux US, avec Ben Bernanke, très fort, très vite. Ces bons du Trésor seraient évidemment ceux des pays les mieux notés : AAA, Aa1 et Aa2 (je pense à la France, au cas où Moody's serait moins gentil la prochaine fois).

Tu t'en doutes, c'est plus usant que compliqué. Les marchés en veulent plus et sont déçus, les politiques sont divisés et les peuples inquiets. Voilà, je te dis tout. Dis-moi, alors, comment tu peux m'aider !

Il tuo Mario


La réponse de Janet Yellen du 12 octobre 2014

Caro Mario,

Attention au burn out ! Protège-toi de la Buba et d'Angela ! Cette Allemagne qui ralentit beaucoup, comme aujourd'hui, peut vouloir se refermer sur elle-même. Le contraire de ce que tu veux. A lire ton mail, j'ai pris conscience de ta solitude, presque de ta détresse. Quel job tu as, au "volant" de cette voiture européenne aussi surpeuplée qu'impossible à conduire, qu'on appelle la Banque centrale européenne. Et à Francfort !

Regarde ma voiture, la Fed. Elle a deux cadrans comme objectifs, inflation et chômage, et seulement dix roues (10 banques régionales qui votent). Dans l'habitacle, outre dix votants « régionaux », les patrons des banques centrales régionales que je fédère, il y a 4 permanents à Washington qui votent, plutôt sympas avec moi, plus moi. C'est plus simple ! Surtout, avoir deux cadrans est le vrai secret de ma tranquillité : je peux jouer avec. Aujourd'hui par exemple, je touche la limite de l'inflation (à 2 %) et j'ai enfoncé celle du taux de chômage (à moins de 6 %). J'aurais dû monter mes taux d'intérêt, au moins le dire, et pourtant je les tiens à 0 %. Et je répète que je vais continuer pour a considerable period of time ! Bien sûr, dans quelques jours, je vais arrêter mes achats de bons du trésor et de papier hypothécaire. Mais j'ai des milliards de bons du trésor et de papier hypothécaire en stock, pour amortir l'à-coup du freinage. Et ces milliards, je vais les garder plusieurs années !

Une vraie limo cette Fed, à traction directe, pas comme la tienne. Je n'ai pas besoin de passer comme toi par les banques pour qu'elles fassent plus de crédit aux entreprises. Je joue directement sur les taux longs. Ils sont très réactifs et décisifs pour les grandes entreprises et la bourse : les taux longs baissent un peu, et ça repart ! Il faut seulement faire attention aux embardées.

Alors, outre mes deux cadrans, j'en rajoute d'autres et je fais peur ! J'en rajoute : mes nouveaux cadrans (plus petits certes, mais je ne parle que d'eux) sont aujourd'hui construits autour du chômage, surtout de longue durée. La peur : c'est que je dis haut et fort qu'il faut continuer ma politique de taux bas, même quand j'aurai cessé d'acheter des bons du trésor, autrement le déficit budgétaire va repartir, l'inflation avec. Pourquoi donc ? Eh bien, contre mes (seulement) deux opposants internes qui me disent que j'alimente une bulle du crédit, j'ai un argument massue. Je leur dis qu'il faut tenir les taux bas pour augmenter les profits des entreprises afin qu'elles embauchent encore et soutiennent la croissance. Aujourd'hui il faut garder ces taux bas pour qu'elles embauchent les "vieux chômeurs", les seuls qui restent et sont sans emploi depuis plus de deux ans. On risque de les décourager ! C'est seulement ainsi que nous soutiendrons notre potentiel de production dans les deux à trois ans qui viennent... au milieu d'inquiétudes nouvelles qui me viennent de plus en plus de chez toi, et de Chine ! Car notre potentiel faiblit, vers moins de 2 % j'en ai peur. Bien sûr, c'est trois fois plus que chez toi ! Mais ce n'est pas tout à fait mon problème, sorry. Ici, avec une croissance potentielle plus forte, autrement dit plus de salariés plus performants en emploi, nous pourrons payer les frais d'une population qui vieillit et se soigne mieux. Plus tard, nous ouvrirons plus les frontières (officielles) aux Mexicains.

Tu me dis (méchant) que tu séduis plus les marchés financiers que moi ! Possible. Mais on dit qu'à Rome la Roche tarpéienne est à deux pas du Capitole... J'ai le temps pour moi, dans une économie plus souple et plus homogène que la tienne. Je sais bien que lorsque j'annoncerai en décembre que je remonterai bientôt mes taux (à ce moment-là, il me suffira de ne pas répéter que je les maintiendrai bas pour une considerable period of time) j'essuierai une bronca ! Et alors...

Et alors le dollar sera encore plus fort. Et alors nous irons encore mieux et les investisseurs chinois se demanderont s'ils doivent tant continuer à te financer.Tu les paieras moins que moi, dans une monnaie fondante, pour une économie flageolante ! Mon aide est de continuer comme je fais. J'espère ne pas faire trop remonter tes propres taux d'intérêt quand je monterai les miens. Ceci te ferait mal, au risque de déstabiliser ton édifice. De toute façon tu devras beaucoup parler aux marchés, toi qui sais si bien le faire.

Tu as compris, caro Mario, je ne t'envie pas.

La tua Janet

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Jean-Paul Betbèze est PDG de Betbèze Conseil, membre de la Commission Economique de la Nation et du Bureau du Conseil national de l'information statistique (France), du Cercle des économistes et Président du Comité scientifique de la Fondation Robert Schumann. Professeur d'Université (Agrégé des Facultés, Professeur à Paris Panthéon-Assas), il a été auparavant chef économiste de banque (Chef économiste du Crédit Lyonnais puis Chef économiste & Directeur des Etudes Economiques, Membre du Comité Exécutif de Crédit Agricole SA) et membre pendant six ans du Conseil d'Analyse économique auprès du Premier ministre. Il est l'auteur des ouvrages suivants:· "Si ça nous arrivait demain..." aux éditions Plon, Collection Tribune Libre· "2012 : 100 jours pour défaire ou refaire la France" aux Editions PUF, 2012.. "Quelles réformes pour sauver l'Etat ?" avec Benoît Coeuré aux Editions PUF, 2011.. "Les 100 mots de l'Europe" avec Jean-Dominique Giuliani aux Editions PUF, 2O11. "Les 100 mots de la Chine" avec André Chieng aux Editions PUF, 2010. Son site : www.betbezeconseil.com

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