La guerre en Ukraine nous rappelle quotidiennement à quel point la liberté et la démocratie sont précieuses, et la sécurité essentielle. Paradoxalement, c'est dans ce contexte que l'on assiste à une certaine remise en question des investissements ESG dits durables. Ainsi, à la quasi-unanimité, ces investissements excluent le secteur de la défense pour éviter de participer au financement de l'armement.
Par ailleurs, même si les biais sectoriels ne sont pas systématiquement comparables, la sous-pondération du secteur énergétique est également une constante de ces investissements, alors même que les prix de l'énergie grimpent (et par conséquent, soutiennent la surperformance relative du secteur).
Guerre en Ukraine et armement
Les investissements durables ne sont généralement pas exposés au secteur de la défense pour des raisons éthiques. La plupart des labels européens sur le marché exigent, outre l'exclusion légale généralisée des armements controversés[1], l'exclusion totale des armes et armements.
Le conflit actuel remet au goût du jour le débat sur le désinvestissement par rapport à l'engagement. Il est toutefois très peu probable que ces investissements reviennent sur l'exclusion des armes. Au-delà des performances financières, les compétences en matière de durabilité et l'alignement sur des valeurs sont tout aussi importantes pour ces types d'investissements.
Délocalisation et démocratie
L'Europe a délocalisé des industries stratégiques comme les semi-conducteurs ou les télécoms vers des pays d'Asie et dépend désormais d'États aux normes démocratiques controversées. Si la recherche ESG continue de se focaliser sur le climat, la pandémie a également mis au premier plan les questions sociales, et notamment la sécurité du personnel. Aujourd'hui, c'est la question de la gouvernance, du respect des droits politiques et des libertés civiles, qui est mise en avant.
Le "G" de ESG fait référence à la gouvernance et à l'éthique des entreprises dans les affaires. De même, en ce qui concerne les Etats et les investissements en obligations souveraines, on se réfère aux institutions et aux exigences démocratiques.
Les investissements durables ont tendance à ne pas financer les pays qui ne respectent pas les normes démocratiques minimales ou qui sont sous embargo. Pour autant, la plupart des investissements durables en obligations souveraines restent exposés à des pays tels que la Russie ou la Chine, comme la plupart des indices de marché traditionnels, ce qui remet en question la crédibilité de l'approche responsable et durable.
Pays versus entreprises
Les investissements durables distinguent généralement le pays (et l'investissement dans les obligations d'État) des entreprises qui y sont implantées. Ainsi, un investissement dans la dette publique russe et un investissement dans une entreprise située en Russie devraient être étudiés séparément. Toutefois, si les deux sont distincts, la frontière n'est pas toujours nette. Le lien étroit entre les entreprises publiques telles que Gazprom et la dictature en place gêne la plupart des investisseurs responsables.
La situation est rarement tranchée. Plusieurs exemples d'investissements dans des entreprises chinoises pourtant privatisées ont ainsi démontré leur implication dans des controverses sur les droits de l'homme liées à la politique gouvernementale. Le cas du fabricant américain de microprocesseurs Intel qui a dû présenter ses excuses publiques suite aux réactions négatives à sa lettre invitant ses fournisseurs à ne pas s'approvisionner en produits ou en main-d'oeuvre de la région chinoise du Xinjiang est à cet égard révélateur. La situation est donc complexe, et la relocalisation d'activités clés est au coeur du débat. Au-delà de la préoccupation pour des stratégies durables, il faudrait aussi envisager la relocalisation des industries européennes clés en Occident.
La hausse des prix de l'énergie
La hausse des prix de l'énergie nuit à la performance relative des investissements durables et pourrait conduire ceux-ci à être redirigés vers des investissements plus « classiques », plus exposés au secteur de l'énergie.
Cette crainte d'une inversion des flux est toutefois limitée. Au contraire, la crise énergétique et la situation géopolitique pourraient conduire à une accélération de la transition énergétique, qui est au cœur des objectifs des investissements durables.
D'une part, le dernier rapport du GIEC est sans équivoque : le changement climatique est une menace scientifiquement prouvée qui pèse sur le bien-être de l’humanité et la santé publique mondiale. D'autre part, plusieurs pays comme le Royaume-Uni et l'Allemagne ont renforcé leurs politiques et leurs projets en matière d'énergies renouvelables.
Le 6ème rapport d'évaluation sur le changement climatique du GIEC constate une augmentation de 14 % des émissions de gaz à effet de serre depuis la signature de l'Accord de Paris en 2015. Alors même que les signataires se sont engagés à une réduction de 45% des émissions d'ici 2030, l'année dernière a été une année record à ce niveau. Pour avoir une chance de limiter le réchauffement climatique à 1,5% d'ici 2100, les émissions de gaz à effet de serre doivent atteindre leur apogée d'ici 2025.
Sans débattre de la question d'une tarification universelle crédible du carbone et d'éventuelles taxes, cela implique une décarbonisation agressive et un véritable financement de la transition énergétique, c'est-à-dire une réorientation des flux financiers vers cette dernière.
Aujourd'hui, la taxonomie européenne (et d'autres taxonomies plus modestes qui émergent en dehors du continent européen) est le seul instrument relativement efficace pour atteindre cet objectif, même si des faiblesses subsistent en termes d'opportunités d'investissement. Cependant, l’extension aux 4 autres objectifs environnementaux devrait déjà permettre de remédier partiellement à cette situation.
Le paradoxe des investissements durables
Les investissements durables se trouvent aujourd’hui dans une situation paradoxale. D’une part, la guerre en Ukraine nous rappelle l’importance de valeurs clés telles que la démocratie, la sécurité et la liberté, des valeurs qui devraient être au coeur de l’approche durable des investissements qualifiés d’ISR.
D’autre part, l’exclusion quasi généralisée des secteurs de la défense et de l’armement et la sous-pondération forte et généralisée du secteur de l’énergie pourraient jouer contre ce type d’investissements. Nous pourrions assister à une sous-performance relative et temporaire des investissements durables. Par conséquent, nous devons nous rappeler que la performance financière est tout aussi importante que la crédibilité de la valeur durable de ces investissements. Ils visent avant tout à guider les gouvernements et les entreprises vers une croissance inclusive et une performance durable à moyen-long terme.
La réglementation européenne, en particulier SFDR, est claire sur ce point : les produits catégorisés "Article 9" placent l'objectif durable devant tout autre objectif, financier ou autre. Le cadre de référence reste le plan d'action de la Commission européenne pour la finance durable, c'est-à-dire le financement d'une transition énergétique durable et inclusive. Les données scientifiques nous rappellent également que la quête de profit « court-termiste » ne sera pas bénéfique et qu'il est important de remettre constamment en question les valeurs fondamentales que les entreprises et les États promeuvent ou négligent. Finalement, tout est question d'impact et d'alignement avec nos valeurs.
[1] La Belgique a par exemple été pionnière dans ce domaine avec la loi dite Mahoux qui interdit le financement direct et indirect d'armes controversées telles que l'uranium appauvri depuis avril 2009. Plusieurs pays ont depuis adopté des lois interdisant le financement des munitions et blindages en uranium appauvri, des mines terrestres et des munitions à fragmentation.