Dans la forêt du Gran Chaco, en Amérique du Sud, la déforestation peut entraîner la fin de tout un monde indigène. Des chercheurs étudient les différents aspects de son impact humain.
Le Gran Chaco est la deuxième plus grande forêt d’Amérique du Sud, après l’Amazonie. Abritant 9 millions de personnes et des milliers d’espèces, elle n’en est pas moins touchée par une déforestation massive.
Située sur le territoire de l’Argentine, du Paraguay, de la Bolivie et du Brésil, son taux de déforestation figure parmi les plus élevés au monde. Depuis 1985, plus de 140 000 kilomètres carrés de forêt, soit environ un cinquième de sa surface totale, ont été rasés.
Recouvrant une vaste région située à l’est des Andes, le Gran Chaco est, contrairement à la forêt amazonienne, semi-aride ou sèche. Sa population est constituée de 35 groupes indigènes différents. Chasseurs-cueilleurs par tradition, leur subsistance est étroitement liée à l’avenir de la forêt.
Le Dr Valentina Bonifacio mène des recherches sur la forêt du Gran Chaco depuis 15 ans et a été témoin de cette déforestation rapide. Des zones fortement boisées ont été rasées et transformées en terres agricoles destinées à la culture du soja, particulièrement rentable, et d’immenses pâturages accueillent désormais des élevages de bovins destinés à la production de viande.
« J’ai littéralement vu le Chaco disparaître sous mes yeux et il est particulièrement effrayant de constater à quelle vitesse un territoire peut changer », a déclaré le Dr Bonifacio, professeure associée à l’Université Ca’ Foscari de Venise, en Italie. « Si la déforestation continue à cette vitesse, le Chaco ne sera bientôt plus une forêt. »
La déforestation contribue au changement climatique en libérant d’importantes quantités de carbone dans l’atmosphère et menace la survie des espèces végétales et animales. Plusieurs espèces qui vivent dans le Chaco, comme le jaguar d’Amérique du Sud et le tatou velu, sont en voie de disparition. La déforestation a aussi un impact sur les communautés autochtones qui vivent dans la forêt.
Impact sur la population
Dans le cadre du projet lanloss, le Dr Bonifacio supervise le Dr Tamar Blickstein qui étudie les conséquences sur la population autochtone de la disparition de la forêt.
Les petits agriculteurs sont souvent désolés de voir de grands exploitants agricoles s’emparer des terres et, avec les sécheresses et les pluies extrêmes provoquées par la déforestation, ont encore plus de mal à cultiver leurs terres. La déforestation menace aussi le maintien des liens de parenté entre les populations indigènes, étroitement liés à la forêt.
Dans le cadre du travail de terrain qui sera réalisé dans le courant de l’année, le Dr Blickstein prévoit d’utiliser des images satellites de la déforestation pour retracer l’évolution de la situation. Un de ses objectifs est de montrer ces cartes aux personnes des différentes communautés, notamment aux populations indigènes, petits agriculteurs et colons qui font l’expérience de la déforestation afin de voir leur réaction et de réunir leurs points de vue.
Elle envisage aussi d’utiliser les images satellites sur un site Web afin d’illustrer des témoignages relatifs à la déforestation. « Je pense qu’il serait intéressant de combiner les voix subjectives de la population dans un processus narratif en les accompagnant de ces informations visuelles par satellite afin d’aider à mieux comprendre des données qui sont relativement abstraites et quantitatives », indique-t-elle. « Cela permettrait de leur donner un visage humain et une voix. »
Les recherches précédentes étaient davantage centrées sur des populations spécifiques que sur un examen commun de différents groupes sociaux. Le Dr Blickstein espère que son travail contribuera à attirer l’attention sur le problème de la déforestation dans le Chaco et à responsabiliser la population locale.
« L’interprétation des données (satellites) avec les communautés locales leur permet d’apprendre à utiliser ces cartes et ce type de données », déclare le Dr Bonifacio. « Cela pourrait leur être utile. »
Luttes de pouvoir
Les populations indigènes du Grand Chaco tirent leurs moyens de subsistance et leurs matériaux de la forêt. Elle est aussi au cœur de leur culture.
« Pour eux, la disparition de la forêt n’est rien de moins que la fin du monde », déclare le Dr Graziano Ceddia, maître de conférences au Centre de développement et d’environnement de l’Université de Berne, en Suisse.
L’expansion agricole encourage la déforestation mais les attitudes et aspirations des différentes parties prenantes est moins claire. Dans le projet INCLUDE, le Dr Ceddia et ses collègues se sont attachés à mieux comprendre les structures de gouvernance à l’origine de la déforestation dans le Chaco Salteño, une partie de la forêt située dans la province de Salta, dans le nord-ouest de l’Argentine.
Il était tout aussi important de mettre en avant les perspectives des populations autochtones et des petits agriculteurs de la région affectés par une agriculturalisation hautement capitalistique. Bien souvent, leurs points de vue et besoins sont ignorés au moment des prises de décisions sur l’utilisation du territoire et ils ne profitent pas des retombées économiques. « Nous voulions donner la parole à ces deux groupes marginalisés qui souffrent le plus des conséquences de la déforestation », ajoute le Dr Ceddia.
Au cours de ces trois années, le Dr Ceddia et ses collègues ont pu établir le dialogue avec de nombreuses parties prenantes de la région concernées par la déforestation, comme des universitaires, des employés d’organismes publics et d’ONG, des agriculteurs et des membres des populations autochtones.
Ils sont arrivés à la conclusion que les gros producteurs étaient mieux placés pour influencer les politiques gouvernementales en matière de déforestation que les autres groupes. Ils ont également constaté que les différents groupes n’avaient pas la même perception de la déforestation. Les gros producteurs, par exemple, associaient généralement les zones boisées à la pauvreté et l’expansion agricole au développement. De leur côté, les agriculteurs et populations indigènes considéraient la forêt comme « chez eux » et comme indissociable de leur mode de vie.
Le Dr Ceddia et ses collègues ont aussi déterminé que les scénarios d’utilisation du territoire fondés sur les points de vue des populations indigènes et des agriculteurs étaient plus durables et respectueux de l’environnement. Des organisations d’agriculteurs locaux ont, par exemple, contribué à l’adoption de modes de production moins néfastes pour la forêt restante.
En revanche, une étude plus générale portant sur les zones tropicales d’Amérique latine jusqu’en Asie du Sud-Est a permis au Dr Ceddia d’arriver à la conclusion que l’expansion des terres agricoles, qui contribue largement aux émissions de carbone et à la perte de biodiversité, est favorisée par l’action des investisseurs. Ils privilégient des cultures polyvalentes telles que celle des palmiers à huile, du soja et de la canne à sucre, lesquels peuvent avoir plusieurs usages, dans l’agroalimentaire, comme carburant ou comme aliment pour animaux. Ils ont ainsi plus de chances de faire des bénéfices qu’avec des cultures à usage unique, souvent aux dépens de la population locale et de l’environnement.
« L’agriculture n’est pas destinée nécessairement à la production de denrées alimentaires, c’est simplement un type d’investissement susceptible de générer des bénéfices », a indiqué le Dr Ceddia.
Encourager le changement
Même si les recherches peuvent apporter des informations sur l’impact de la déforestation, le Dr Ceddia pense que l’activisme social joue est une des clés pour faire bouger les choses. Son équipe et lui ont ainsi constaté que les lois protégeant la forêt étaient appliquées avec plus de rigueur dans les provinces du Chaco situées en Argentine, dans lesquelles les populations indigènes et les petits agriculteurs organisaient des manifestations contre la déforestation.
Parallèlement, dans les provinces où les gros producteurs étaient mieux organisés pour protéger leurs intérêts, les lois sur la déforestation étaient appliquées de façon moins stricte. « Je suis convaincu que les mouvements et actions de la population sur le terrain peuvent faire évoluer les choses », a souligné le Dr Ceddia. « Le fait que des scientifiques agissent et deviennent activistes est également porteur d’espoir. »
Les recherches réalisées dans le cadre de cet article ont été financées par l’UE. Cet article a été publié initialement dans?Horizon, le magazine de l’UE dédié à la recherche et à l’innovation.?