L’arnaque cryptomonétaire

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Par Jacques Bichot Modifié le 21 novembre 2022 à 18h51
Crypto Monnaies Chute Bitcoin
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135 milliards de dollarsLa capitalisation de l'ensemble des cryptomonnaies serait passée de 828 milliards de dollars le 7 janvier 2018 à 135 milliards le 21 décembre 2018.

La capitalisation de l’ensemble des cryptomonnaies serait passée de 828 Md$ (milliards de dollars) le 7 janvier 2018 à 135 Md$ le 21 décembre 2018 (Source : CoinMarketCap, reprise par Le Figaro du 24 décembre). Cette douche n’a pas suffi à décourager ceux qui prophétisent à cette invention un avenir radieux. Ainsi Guillaume Maujean, dans Les Echos du 27 décembre, se fendait-il d’un éditorial titrant : « Le bitcoin est mort, vive le bitcoin ».

Ce papier rappelle, pour s’en moquer, qu’en 2011, le cours du bitcoin ayant chuté de 33 $ à 2,5 $, l’hebdomadaire The Economist avait dit que cette cryptomonnaie servait surtout aux « évadés fiscaux et autres blanchisseurs d’argent sale », alors qu’elle permet « des innovations formidables qui sont destinées à durer, une fois le bon grain séparé de l’ivraie », les « Initial Coin Offering », levées de fonds en cryptomonnaies.

D’où vient pareille crédulité ? D’une insuffisance des connaissances économiques de base, qui ouvre grand les portes aux engouements irrationnels. Nous avons pris l’habitude de nous servir d’outils sans savoir selon quels principes ils fonctionnent. Nous en connaissons le mode d’emploi, mais pas les lois de la nature qu’ils mettent en œuvre. Et quand il s’agit d’organiser la vie en société, il en va de même ; en particulier, nous utilisons la monnaie de crédit sans savoir quelles sont les règles sur lesquelles est basé ce formidable instrument.

L’ignorance, source très importante de nos déboires

L’ignorance est l’une des principales raisons pour lesquelles nos dirigeants politiques prennent quantité de décisions absurdes, qui produisent des effets très différents de ceux qu’ils en attendaient. Mais ils ne sont pas les seuls : bien des hommes d’affaires leur emboitent le pas. Quant à ceux qui ont les compétences requises pour anticiper les conséquences de leurs actes, il en est parmi eux qui cherchent tout simplement à plumer les ignorants.

Le domaine monétaire et financier est un terrain de jeu très profitable pour ceux qui n’ont guère de scrupule à s’enrichir aux dépens de personnes moins au courant des us, coutumes et techniques en usage dans ce secteur. La vente à découvert, par exemple, permet à ceux qui maîtrisent la technique des marchés monétaires et financiers de s’enrichir au détriment de personnes et organismes moins familiers des techniques spéculatives. Les cryptomonnaies permettent pareillement à des spéculateurs avisés de faire fortune en ruinant des benêts qui croient au Père Noël dès lors qu’il troque sa barbe blanche et son costume rouge contre un cantique au numérique en général et à la Blockchain en particulier. Ces spéculateurs rusés sont des émules de Bernard Madoff ; ils ont compris que pour réussir une arnaque il suffit de se faire passer pour un initié au courant des mystères inaccessibles au commun des mortels, assez altruiste pour en faire profiter quelques chanceux.

Quelles sont les qualités requises pour résister au chant de ces sirènes ? Le simple bon sens peut suffire, mais la connaissance du principe de fonctionnement du système monétaire et financier est un atout maître, hélas détenu par très peu de personnes, du fait que nous vivons dans une société dont les membre, en majorité, ont des savoir-faire techniques qui ne s’appuient pas sur de réelles connaissances scientifiques, particulièrement dans le domaine économique.

Ce que sont réellement la monnaie et le crédit

Le système monétaire et financier est numérique depuis ses origines, il y a quelque 4 000 ans. L’informatique a permis d’accélérer le traitement des données numériques, et donc d’augmenter massivement leur production, mais le scribe égyptien qui listait les redevances dues par certains fellahs et consignait l’extinction de leurs dettes lorsqu’ils livraient les quantités requises de céréales s’en tirait fort bien avec quelques feuilles de papyrus.

Le principe est simple : celui qui a fourni quelque chose, rendu un service ou fait usage de son autorité dispose d’un certain nombre d’unités, référant à des réalités (un certain poids d’orge, il y a quelques millénaires, ou d’or, il y a quelques décennies) ou purement abstraites (un euro, un dollar). Il peut s’en servir pour obtenir des biens ou des services et remplir des obligations telles que payer l’impôt.

Posséder de telles unités s’appelle être créancier. La situation inverse, celle du débiteur, s’oppose à elle comme le signe « moins » au signe « plus ». Les verbes « posséder » et « devoir » sont à utiliser avec prudence : un créancier ne possède rien de matériel, il a simplement le droit de donner des ordres aboutissant au débit de son compte et au crédit d’un autre compte. Une convention, dont l’importance est extrême, fait de ces jeux d’écritures débit-crédit le moyen principal d’obtenir un bien ou un service.

La convention monétaire est, avec le langage, une des conventions les plus importantes. La théorie des conventions, à cheval sur l’économie et la sociologie, fait partie des sciences de l’homme et de la société – de l’homme vivant en société. Si l’on entre dans le détail, cette théorie est très complexe, mais son principe de base est d’une simplicité biblique : nous parvenons à vivre ensemble, à communiquer, à échanger, parce que nous donnons la même signification à certains sons, à certains signes écrits, à certains gestes, etc. Je peux faire le plein de carburant à une station-service parce que les sociétés pétrolières, les gestionnaires de stations-service et les individus partagent la même convention : si la pompe indique 1,50 € le litre, je peux mettre 20 litres dans le réservoir de ma voiture dès lors que j’ordonne à ma banque de faire le nécessaire pour que le compte de l’organisme gestionnaire de la station soit crédité de 30 € par le débit du mien.

Le recours aux monnaies métalliques a pu faire croire que la monnaie est une chose plutôt qu’une relation numérique. Mais le métal n’est que l’ancêtre de la blockchain : un moyen de rendre plus difficile les faux en écritures, menace mortelle pour tout système monétaire et financier. L’opinion courante est que la convertibilité en or du franc ou du sterling donnait une valeur à ces unités monétaires, mais la vérité scientifique est que le droit de passer du chiffre monétaire à une pièce d’or rendait difficile aux agents, y compris les Etats, de créditer ou faire créditer leurs comptes en s’affranchissant de la règle fondamentale : la « partie double ».

La comptabilité en partie double et les cryptomonnaies

Cette forme spécifique de comptabilité rend obligatoire l’équilibre des débits et des crédits. Si une société achète des fournitures, sur ses livres le compte de sa banque est crédité par le débit de son compte de stock. Cette règle semble avoir été formalisée au XVème siècle. Un particulier n’a guère l’occasion de l’appliquer, parce qu’il ne tient probablement pas de compte de sa banque sur ses propres livres : il se fie généralement au compte où la banque inscrit ses opérations. Au mieux, ce particulier tient une sorte de copie de son compte sur les livres de sa banque, inscrivant un débit quand il effectue un paiement et un crédit quand il reçoit son salaire. Mais le principe comptable est là, et bien là : il n’y a de débit d’un compte que par le crédit d’un autre.

Les cryptomonnaies ne fonctionnent nullement selon ce principe monétaire et financier fondamental : elles simulent une exploitation minière (« mining ») et une vente du minerai ainsi soi-disant extrait. Un bitcoin est donc vendu comme le serait une once d’or ou d’argent, à ceci près qu’il n’a aucune réalité physique. L’organisme qui vend initialement un bitcoin supplémentaire n’a aucune obligation envers l’acheteur, si ce n’est de lui permettre de vendre son bitcoin.

Ce fonctionnement diffère fondamentalement de celui du système bancaire. Ce dernier avait un rapport étroit avec les métaux précieux parce que leur rareté et la difficulté de leur extraction et de leur affinage, jointe à l’engagement pris par les agents de rembourser leurs dettes en métal précieux, dissuadait les plus prodigues de s’endetter au-delà du raisonnable. L’étalon-or et l’étalon-argent furent des garde-fous. La notion de « valeur intrinsèque » est un habillage de cette réalité : la monnaie était déjà numérique par son essence même, mais pour qu’elle joue son rôle correctement sa création doit être bridée, et la convertibilité en métal précieux constitua pendant quelques siècles une bride assez efficace.

Les cryptomonnaies, en revanche, ne sont pas véritablement bridées. Certes, l’émission des bitcoins a été limitée par ses inventeurs, mais les clones du bitcoin peuvent foisonner sans limite. Il en existe déjà bon nombre, comme le Ripple, l’Ethereum, EOS.IO, Cardano, ICON, etc. Lancer une nouvelle marque de cryptomonnaie est singulièrement plus facile que découvrir un nouveau gisement d’or ou d’argent.

Mais, dira-t-on, la création de monnaie, gouvernée par le dicton « loans make deposits », peut, elle aussi, prendre des proportions gigantesques ; il en existe maints exemples, le plus célèbre étant celui du mark allemand dans les années 1920.

Les hyperinflations proviennent en fait de la transgression, par un Etat, des règles fondamentales de la monnaie de crédit, règles auxquelles il est temps de s’intéresser de près.

La surveillance mutuelle de la solvabilité

La monnaie de crédit, comme l’indique cette expression, est créée par les emprunts contractés auprès des banques. Celles-ci ne prêtent jamais une monnaie préexistante, comme le croient hélas bon nombre de nos concitoyens ; elles créent de la monnaie en portant une somme au crédit du compte à vue d’un client par le débit du compte de prêt de ce même client. Quand un remboursement intervient, on assiste, symétriquement, à une destruction de monnaie.

Si un débiteur fait de mauvaises affaires et ne peut pas rembourser, la banque engage une procédure qui aboutit à la mise en faillite de l’emprunteur imprudent ou malchanceux. Dura Lex, sed Lex : la loi est dure, mais c’est la loi – et c’est grâce à elle que fonctionne une économie monétarisée. Chaque agent entend recouvrer ses créances afin de régler ses dettes et ne pas être mis en liquidation judiciaire. Il en résulte un formidable système de surveillance mutuelle : chaque agent est poussé à s’assurer de la solvabilité de ceux avec qui il fait des affaires.

La notion de solvabilité est délicate. Les stocks et les immobilisations d’une entreprise ne garantissent pas de façon absolue qu’elle sera capable de rembourser les emprunts réalisés pour investir et fonctionner. C’est pourquoi les fonds propres, capital social et réserves, sont indispensables. Mais il existe une catégorie de clients, les Etats, qui misent sur un autre atout : leur capacité à lever l’impôt et plus généralement leur pouvoir de contraindre les autres agents. Les Etats, s’ils sont mal gérés, peuvent obliger le système bancaire à leur faire crédit sans limite, créant ainsi de la monnaie en quantité telle que la hausse du niveau général des prix devient vertigineuse. C’est la preuve a contrario de l’utilité fondamentale du contrôle de solvabilité : lorsque l’Etat se place au-dessus de cette règle dont il devrait assurer le respect, le pire devient possible, et même probable, voire inévitable.

Les cryptomonnaies, ni dettes ni créances, ont un important pouvoir de nuisance

Le despotisme étatique a le pouvoir de détruire un système de monnaie de crédit, ce qui provoque la misère et le désespoir, et parfois la mort, des « sujets » soumis à des tyrans méchants ou ignares. Les créateurs de cryptomonnaies ont un pouvoir de nuisance plus restreint, mais nullement négligeable.

Ce 27 décembre 2018, faisant le point sur la chute d’environ 80 % du cours de bitcoin durant l’année qui se termine, le journal Les Echos titrait : « La fin de l’eldorado numérique a fait de nombreuses victimes, notamment chez les particuliers ». Il précisait : « L’engouement mondial pour ces monnaies alternatives à la finance traditionnelle avait attiré des millions d’investisseurs et spéculateurs de toutes catégories et nationalités, peu conscients des dangers. L’eldorado numérique a fait de nombreuses victimes, notamment chez les particuliers qui avaient investi trop tard. »

Ces quelques lignes ajoutent au constat de la spoliation de pigeons par des spéculateurs plus perspicaces une tentative pour assimiler l’achat de bitcoins à un investissement. Quelle erreur ! Acheter du vent n’est pas investir. Qui achète des cryptomonnaies fait un pari, comme celui qui joue aux courses : s’il a eu du flair et de la chance, il gagne au détriment de ceux qui ont eu moins de flair et moins de chance. Il s’agit d’un jeu à somme nulle, ou légèrement négative, du fait des frais de transaction. Pas la moindre production de richesse, seulement un peu d’émotion, comme quand on a misé sur un lévrier ou un cheval.

Les jeux de hasard organisés par des administrations honnêtes donnent à tous les participants des chances égales. Il n’en va pas de même pour les cryptomonnaies, pseudo-actifs négociés sur un marché, ce qui donne un avantage aux joueurs professionnels, ceux qui ont appris à miser quand le cours est bas et à prendre son bénéfice quand le cours est haut. La manipulation de bon nombre de journalistes, facilement crédules lorsque de soi-disant connaisseurs d’un sujet mystérieux leur racontent des bobards qui feront de bons articles, et le statut quasiment magique conféré à la blockchain, permettent aux joueurs professionnels d’accroître leurs probabilités de gain. Tant que les connaissances du public en matière monétaire en financière resteront aussi faibles qu’elles le sont aujourd’hui, et tant que les pouvoirs publics mettront un temps fou à comprendre les arnaques dont ils devraient protéger les citoyens, les émules cryptomonétaires de Ponzi et de Madoff, l’artisan et l’industriel de l’arnaque aux placements juteux, auront du grain à moudre.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.