Ce « concepticide » qui nous menace

Cropped Favicon Economi Matin.jpg
Par Jacques Bichot Publié le 25 mai 2021 à 6h45
Tesla Bitcoin Elon Musk 2
@shutter - © Economie Matin
50%Entre avril 2021 et mai 2021, le Bitcoin aura perdu près de 50% de sa valeur.

Pourquoi ce néologisme, « concepticide », qui désigne l’assassinat d’une réalité abstraite, un concept ? On sait ce qu’est un homicide : l’homme est un être vivant, susceptible de se faire tuer ; ôter volontairement la vie à l’un de nos semblables, c’est un homicide ; si un fils tue son père, c’est un parricide, et ainsi de suite. Mais peut-on tuer un concept ? Ce n’est pas un organisme charnel ! Pourtant, nous disons bien que telle mesure gouvernementale ou législative est liberticide, c’est à dire met fin à une liberté.

La lutte contre le coronavirus, par exemple, comporte des aspects liberticides : certains déplacements sont interdits, certains actes, par exemple mettre un masque, sont obligatoires dans certaines circonstances, et ainsi de suite. Mais peut-on s’attaquer aux concepts comme on s’attaque aux libertés ?

La monnaie comme relation chiffrée

La réponse est positive. Différents concepts font l’objet de tentatives d’assassinat. C’est notamment le cas pour le concept de monnaie. Créance « à vue » sur une banque, la monnaie n’est pas une chose, mais une relation chiffrée entre deux agents, dont l’un est un organisme spécialisé dans le traitement de relations chiffrées : une banque. Cette relation est elle-même insérée dans un vaste ensemble de relations chiffrées qui se modifient au fil des paiements : avant d’acheter telle automobile 20 000 €, Mr Dupont avait une créance de 25 451€ sur la banque B, et la société Durand possédait le véhicule ; une fois la transaction effectuée, la banque B ne doit plus que 5 451 € à Mr Dupont, mais elle en doit 20 000 à la société Durand. Achats, ventes, rémunérations, indemnisations, s’effectuent de cette manière, par des transformations dans le réseau de relations chiffrées que nous appelons familièrement « la monnaie ».

Le retour à la monnaie-chose

Certes, il existait jadis des monnaies-choses, en particulier les pièces d’or et d’argent, et les lingots quand on voulait procéder à des paiements importants. Mais les hommes d’affaire des siècles passés ont rarement beaucoup aimé les espèces sonnantes et trébuchantes, trop attirantes pour les voleurs, ni les lingots : des archives de l’époque où les galions espagnols ramenaient l’argent extrait des mines du Potosi nous indiquent l’agacement des hommes d’affaires obligés de recevoir en paiement ce métal encombrant, et attirant pour les voleurs ; avec bon sens, ces négociants estimaient plus pratiques et plus sûres les « écritures » passées sur des livres de compte conformément aux règles de la comptabilité en partie double, norme comptable utilisée par des hommes d’affaires italiens dès le XIIIème siècle, puis devenue progressivement la norme.

Or voici que le system Potosi reprend aujourd’hui du service, de façon quelque peu différente : pour produire des cryptomonnaies, ce n’est plus la santé des mineurs que l’on gaspille, mais des quantités d’énergie effarantes. Le mining d’où sont issus les bitcoins constituerait un amusant retour à l’époque de Charles Quint et de François Premier s’il ne risquait pas de servir de cheval de Troie à une erreur gravissime : la conception chosifiante de la monnaie. Déjà trop enclins à raisonner comme si un euro (ou un dollar, etc.) était une chose, et non une relation chiffrée, voilà que nos cerveaux sont encouragés à ce laisser-aller par le succès du snobisme cryptomonétaire. Le « numérique » sert de vecteur à ce microbe intellectuel qui nous fait prendre la monnaie pour une chose, alors qu’elle est intrinsèquement une créance, une relation foncièrement numérique : nous sommes mal partis ! Le concept même de monnaie est gangréné par la mode cryptomonétaire, mode qui agit comme un redoutable tueur de concept – un concepticide. Le concept de monnaie-relation est chassé, expulsé, tué, au profit du concept de monnaie-chose, antiquité déguisée en modernité grâce au recours à des techniques informatiques sophistiquées.

Une erreur conceptuelle fortement ancrée dans les cerveaux

Concevoir la monnaie comme une chose, et non comme une relation chiffrée, dette pour un agent (généralement une banque) et créance pour un autre, est une erreur qui risque de coûter très cher à l’humanité. Le néologisme « concepticide » signifie la mise à mort – ou du moins, au rancart – d’un concept, celui de monnaie-dette, ou de monnaie-créance, comme on voudra (l’un et l’autre se dit ou se disent). Ce concept s’est forgé au fil des siècles : il exista sous des formes assez embryonnaires durant l’Antiquité, puis se précisa durant le bas moyen-âge ; son usage se répandit doucement au long des siècles, jusqu’à devenir au XIXème la norme dans les pays développés.

L’actuelle remise en cause du concept de monnaie-dette par des crypto apprentis-sorciers n’est probablement qu’un épiphénomène, une mode venue au son des trompettes, et qui se retirera sur la pointe des pieds. En effet le ridicule, s’il ne tue pas, finit généralement par provoquer la mise à la retraite de ceux qui en sont responsables. Néanmoins, il se pourrait que l’erreur conceptuelle sur laquelle s’est construit l’édifice cryptomonétaire fasse d’importants dégâts avant de disparaître.

La notion de relation chiffrée, assez abstraite, n’est pas facile à populariser. Le consensus monétaire s’est mis en place, chez les personnes, très majoritaires, qui n’ont pas recours à la comptabilité en partie double, à l’aide d’une double procédure de représentation : les billets ont représenté les pièces de métal précieux, puis les comptes en banque ont représenté les billets. Ainsi a pu se maintenir l’erreur conceptuelle qui consiste à prendre la monnaie pour un bien, alors qu’elle est un signe. Les formes manuelles de la monnaie, pièces et billets, ont facilité cette erreur conceptuelle : il existait « quelque chose » constituant matériellement la monnaie, fut-ce un simple morceau de papier couvert d’inscriptions – un billet de banque. Les comptes à vue créditeurs ont été imaginés comme de simples droits d’obtenir de la « vraie » monnaie, dans un premier temps les pièces et lingots de métal précieux puis, à défaut, les billets.

Longue vie à la comptabilité en partie double !

L’organisation et le contrôle des actes économiques par un ensemble de relations chiffrées que nous appelons système monétaire et financier sont raisonnablement robustes, mais quand même pas invulnérables : pensons par exemple aux hyper-inflations ! Or voici que des systèmes informatiques sophistiqués, utilisant la blockchain, sont utilisés pour tenter de revenir des siècles en arrière, à l’époque de la monnaie-chose. Tant qu’à utiliser la machine à remonter le temps, pourquoi ne pas adopter les colliers de cauris, qui sont ravissants, et ont rendu merveilleusement service durant plus d’un millénaire aux habitants des rivages de l’océan Indien ?

Mais trêve de romantisme : nous avons un système monétaire basé sur la comptabilité en partie double, parfaitement adapté au traitement informatique ; félicitons les utilisateurs de cauris pour leur goût des belles choses, et les créateurs de cryptomonnaies pour leurs prouesses informatiques, mais ne les encourageons pas à prendre des vessies pour des lanternes : le système monétaire est une simple application de la comptabilité en partie double qui nous rend depuis sept siècles des services irréprochables. La tentative de concepticide à laquelle nous assistons (tuer le concept de monnaie-dette pour lui substituer un concept de monnaie-chose) est heureusement vouée à l’échec.

Une réaction ? Laissez un commentaire

Vous avez aimé cet article ? Abonnez-vous à notre Newsletter gratuite pour des articles captivants, du contenu exclusif et les dernières actualités.

Cropped Favicon Economi Matin.jpg

Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.