Dans Penser le XXe siècle, Tony Judt décrit avec lucidité la dérive des sociétés à l’âge de l’hyper-capitalisme :
Nous sommes aujourd’hui revenus à l’âge de la peur. Terminée, la conviction que les compétences avec lesquelles vous entriez dans une profession ou un travail seraient pertinentes pendant une vie professionnelle entière. Terminée, la sécurité qui permettait d’attendre une retraite confortable après une carrière professionnelle réussie. Toutes ces projections légitimes du passé vers le futur, démographiques, économiques, statistiques – qui caractérisaient la vie en Europe, aux États-Unis (et au Japon) dans les décennies suivant la deuxième guerre mondiale – ont été balayées.
L’âge de la peur dans lequel nous vivons est la peur d’un futur inconnu. C’est la peur de constater que les gouvernements sont impuissants et ne contrôlent plus les forces qui influencent nos vies. Cette paralysie de la peur […] a été renforcée par le sentiment que la sécurité semble avoir disparu dans tous les domaines. Sécurité de l’emploi, sécurité du niveau de vie, sécurité familiale, sécurité sociale, sécurité contre le terrorisme : toutes les sécurités se sont effondrées. C’est pourquoi les Américains ont supporté Bush pendant huit ans : ils se sont mobilisés derrière un gouvernement dont l’attrait reposait exclusivement sur la mobilisation de la peur et son exploitation démagogique.
Cette résurgence de la peur, et les conséquences politiques qu’elle provoque, offre les arguments les plus forts qui soient en faveur de la social-démocratie. Elle seule est capable à la fois de protéger les citoyens contre les menaces réelles ou imaginaires à leur sécurité, de protéger la société contre les menaces de désintégration, et de protéger la démocratie contre les dérives populistes ou dictatoriales.
Rappelons-nous qu’en Europe, ceux qui ont mobilisé les peurs avec le plus de succès – la peur des étrangers, des immigrants, de l’incertitude économique, de la violence – ont été avant tout les politiciens conventionnels, démagogiques, nationalistes, xénophobes… Le XXe siècle ne s’est pas exactement écoulé comme nous l’avons appris. Il n’a pas été une grande bataille entre la démocratie et le fascisme, entre le communisme et le fascisme, entre la gauche et la droite, entre la liberté et le totalitarisme. Mon sentiment est que le XXe siècle a été structuré autour du rôle de l’État. Quelle sorte d’État les peuples libres voulaient-ils ? Qu’étaient-ils prêts à payer pour cet État, et pour quel projet ?
Dans cette perspective, les grands vainqueurs du XXe siècle ont été les libéraux du XIXe dont les successeurs ont créé l’État providence sous toutes ses formes. Ils ont réussi ce qui semblait inconcevable jusque dans les années 1930 : forger des États constitutionnels et démocratiques, mais forts, interventionnistes, levant des impôts, pouvant gérer des sociétés de masse complexes sans recourir à la violence ou à la répression. Nous serions fous de jeter aux orties cet héritage.
Le choix de la prochaine génération n’est plus le capitalisme contre le communisme, ou la fin de l’histoire contre le retour de l’histoire, mais une politique de cohésion sociale autour d’un projet collectif contre l’érosion de la société par la politique de la peur (et par la pente fatale de l’hypercapitalisme). Dans La Théorie des sentiments moraux, Adam Smith expliquait que le capitalisme ne génère pas lui-même les valeurs qui rendent son succès possible. Il hérite ces valeurs du monde précapitaliste, ou les emprunte à la religion ou à l’éthique (notamment à l’éthique protestante). Des valeurs comme la confiance, la foi, la force des contrats, la conviction que les engagements passés seront tenus dans le futur, le mérite, la frugalité, l’équité, la justice, n’ont rien à voir avec la logique du capitalisme en soi, mais sont nécessaires pour son fonctionnement.
Keynes ajouta que le capitalisme ne génère pas les conditions sociales nécessaires à sa survie. C’est aux politiques de les assurer. Pour Keynes, livré à lui-même, le système capitaliste était instable et pouvait conduire au chômage de masse et à des crises violentes. D’où son idée que l’État devait intervenir pour réduire ces secousses si brutales qu’elles menaçaient la structure même de la société, comme l’ont prouvé les séquelles terrifiantes de la crise de 1929.
Sans l’ossature sociale donnée par les États démocratiques à la fin du XIXe siècle et dans la deuxième moitié du XXe siècle, le capitalisme n’aurait pas produit les dix glorieuses de 1900 à 1910 ou les trente glorieuses de 1950 à 1980.
En reniant les valeurs qui le soutenaient au profit d’une cupidité débridée, en balayant l’ossature créée par la social-démocratie au profit d’une liberté de dominer, de promettre, d’influencer – en un mot, de se comporter comme la fouine dans le poulailler –, le capitalisme est en train de détruire son squelette, de devenir informe, de se mutiler de façon irréversible. L’hypercapitalisme n’est pas une évolution naturelle, c’est une mutation malsaine du capitalisme occidental. Il est de l’intérêt de tous, des plus pauvres, des classes moyennes, des PME, mais aussi des plus riches et des grandes entreprises, de réinventer ensemble un système économique et politique plus juste, plus efficace et moins suicidaire.
Extrait de "Les sept plaies du capitalisme" par Henri Bodinat, paru aux éditions Léo Scheer, 18 euros. (voir sur Amazon)