Deux conceptions de la monnaie (extrait)

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Par Ghislain Deleplace Modifié le 4 mai 2018 à 7h15
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@shutter - © Economie Matin

Fonctionnellement, la monnaie est non seulement l’instrument dans lequel on effectue le paiement, mais encore celui dans lequel on mesure ce qui est payé : elle est à la fois moyen de paiement et unité de compte. Dans sa première fonction, elle se présente au regard comme objet concret (une pièce, un billet) ; et dans la seconde (le franc, l’euro, unité monétaire), elle a dans la pratique même ce caractère abstrait qui la prédispose à la conceptualisation théorique.

Mais celle-ci n’est pas unique : Joseph Schumpeter souligne que « les opinions relatives à la monnaie sont aussi difficiles à décrire que des nuages aux formes changeantes », car elles mélangent en proportions variables l’idée selon laquelle « la monnaie est une valeur édictée par la loi » et celle qu’« il est logiquement essentiel pour la monnaie de consister en quelque marchandise ou d’être “couverte” par elle » (Schumpeter, 1954, vol. I, pp. 403-405). Or, cette tension chez les économistes entre une conception « nominaliste » de la monnaie (qui est ce que l’État décide qu’elle est) et une conception « marchande » (la monnaie est ce qu’en font les marchands) vient de l’insistance qu’ils mettent alternativement sur sa fonction d’unité de compte, dont l’État a pour prérogative de fixer le nom, ou sa fonction de moyen de paiement, qui suppose la confiance des marchands.

Cette dissociation entre le compte et le paiement, qui pour l’esprit moderne semble une anomalie monétaire, fut normale pendant des siècles, et constitue même une étape décisive vers l’abstraction du concept de « monnaie ». Dès l’Antiquité, on comptait la valeur des choses en pièces de monnaie, et à Rome l’une d’elles (l’as, puis le sesterce) était même spécialisée comme unité de compte. Mais la monnaie de compte distincte de la monnaie de paiement est une invention de l’Occident médiéval. D’abord simple façon de compter les pièces elles-mêmes chez les premiers Carolingiens (qui répandirent dans toute l’Europe l’échelle une livre = 20 sous = 240 deniers), elle devint aux xiie et xiiie siècles le moyen pour le souverain d’unifier le monnayage et pour les marchands de rendre comparables des espèces rendues très diverses par le développement du commerce.

Devenue chose double (on compte en livres, mais on paie en écus), la monnaie pouvait alors être revendiquée en même temps par le prince et par les marchands :

« Quoique, pour l’utilité commune, il revienne au prince de mettre sa marque sur la pièce de monnaie, il n’est pas cependant le maître ou propriétaire de la monnaie qui a cours dans son État. La monnaie est l’étalon de la permutation des richesses naturelles ; elle est donc la possession de ceux auxquels appartiennent ces richesses. »

(Oresme, circa 1360, p. 54).

L’inscription de chiffres sur les pièces au XVIe siècle et l’application à la monnaie française du système métrique en 1795 projetèrent encore plus sur le moyen concret de paiement l’abstraction de l’unité de compte. La dernière étape fut au xxe siècle l’abandon de toute référence à un étalon métallique : la monnaie étant devenue fiduciaire, l’unité de compte et le moyen de paiement se confondent : aujourd’hui, on compte et on paie en euros. Mais cette confusion n’a pas fait disparaître la dualité entre les caractères public et privé de la monnaie, qui rend son analyse si difficile pour la science économique. Expression de la puissance publique – battre monnaie était un privilège régalien – la monnaie est aussi instrument privé : la « monnaie de banque » fut inventée au xvie siècle en Italie sous la forme du virement (giro di banco) par des changeurs qui lui donnèrent le nom du « banc » (banca) sur lequel ils officiaient. L’invention de la « banque centrale » en Angleterre, au XIXe siècle, n’a pas fait disparaître cette tension, comme le montrent depuis lors les débats sur la politique monétaire (discrétionnaire ou soumise à des règles), sur l’indépendance de l’institut d’émission par rapport aux gouvernements, voire sur la légitimité de la « monnaie centrale » au regard des monnaies privées.

Ceci est un extrait du livre « Histoire de la pensée économique - 3e édition » écrit par Ghislain Deleplace paru aux Éditions Dunod (ISBN-10 : 2100745417, ISBN-13: 978-2100745418). Prix : 24,99 euros.

Reproduit ici grâce à l'aimable autorisation de l'auteur et des Éditions Dunod.

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Professeur émérite à l'université Paris 8-Saint-Denis, Ghislain Deleplace est l’auteur du manuel d’Histoire de la pensée économique, 3e éd., aux Éditions Dunod. Il a publié Ricardo on Money. A Reappraisal, en 2017 chez Routledge. Il a dirigé la partie "Économie" du nouveau Dictionnaire culturel Le Robert (parution oct. 2005).