Les enjeux cachés de la guerre des brevets

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Par Julien Pillot Modifié le 21 août 2013 à 6h08

Bien loin d'être des faits isolés, les litiges en matière de brevets sont monnaie courante dans les industries innovantes. Toutefois, rares sont ceux dont la médiatisation dépasse largement la sphère des initiés et des tribunaux pour intéresser le plus grand monde, des consommateurs aux décideurs politiques.

La guerre des brevets que se livrent depuis 2010 les géants de l'industrie du smartphone, Apple et Samsung en tête - dont le point d'orgue semble avoir été atteint le 3 août dernier quand Barack Obama a fait valoir son droit de veto pour faire annuler une décision de l'Intenational Trade Commission (ITC) - est indéniablement à inclure dans cette catégorie. Derrière ces conflits juridiques se cachent des enjeux colossaux qui n'incitent guère à l'optimisme quant à une résolution rapide d'un conflit devenu systémique.

A conflit exceptionnel, mesure exceptionnelle ? Le droit de veto invoqué par Barack Obama le 3 août dernier – une première depuis la Présidence Reagan en 1987 – pour faire annuler une décision de l'ITC contraire aux intérêts d'Apple est une parfaite illustration de l'ampleur que prend ce qu'il est aujourd'hui de coutume d'appeler la guerre des brevets. En substance, ladite décision prévoyait un ordre d'exclusion limitée interdisant à Apple « l'importation [...] la vente et la distribution aux États-Unis de smartphones, baladeurs et tablettes [...] qui enfreignent des brevets [détenus par Samsung] ». Il n'est nullement question ici de revenir sur les déterminants de l'action menée dans cette affaire par l'administration Obama, que d'aucuns pourraient qualifier de « protectionniste », mais d'apporter quelques éclairages sur les enjeux portés par ces batailles juridiques qui se jouent à un niveau global et impliquent, directement ou indirectement, tous les poids lourds de l'industrie du smartphone (Apple, Samsung, Microsoft, Nokia, HTC, Motorola, RIM, etc...). Un tel objectif appelle une analyse à deux niveaux de lecture.

Entraver les concurrents

Le premier réflexe de l'économiste désireux d'appréhender les dynamiques qui président à pareille guerre des brevets est d'identifier l'ensemble des marchés impactés par ces litiges. Dans le cas d'espèce, la dimension économique du conflit s'établit bien au-delà du seul marché des smartphones pour englober celui bien plus large de la connectivité nomade. A titre liminaire, il convient de distinguer le marché des terminaux de celui des systèmes d'exploitation.

Avec des terminaux connectés toujours plus nombreux (téléphones, tablettes, et bientôt lunettes, montres,...) dont les chiffres de vente tendent à dépasser progressivement ceux des ordinateurs traditionnels, le marché des terminaux est en pleine croissance. Néanmoins, l'essentiel de la valeur ajoutée ne provient pas de ce marché mais des écosystèmes (notamment applicatifs) dont les terminaux ne sont qu'une porte d'entrée. Articulés autour de systèmes d'exploitation propriétaires (iOs, Android, Windows Phone 8, etc.) et à l'interopérabilité limitée, ces écosystèmes permettent d'aligner les objectifs des constructeurs (de terminaux, mais aussi d'accessoires dédiés) et des développeurs d'application et logiciels compatibles.

De son côté, pour espérer tirer pleinement profit des diverses externalités de réseau que lui propose son écosystème, l'utilisateur sera incité à acquérir prioritairement des produits directement optimisés pour sa plateforme d'accueil. Il n'est dès lors guère étonnant de constater les efforts déployés par les opérateurs pour imposer leurs terminaux mobiles et leurs systèmes d'exploitation : une fois le consommateur entré dans un écosystème, il a toutes les chances d'y demeurer pour une période conséquente.

En tant qu'opérateur intégré, Apple est présent sur les deux segments du marché. Quant à Samsung, bien que n'étant pas un distributeur exclusif du système d'exploitation de Google (Android), il est aujourd'hui le premier relai de croissance de la firme de Mountain View de telle manière que les succès commerciaux du premier sur le marché des terminaux nomades fondent en partie l'influence du second sur celui des systèmes d'exploitation. Il n'est dès lors pas exclu de voir dans cette guerre des brevets des recours juridiques ne visant pas tant à faire valoir des droits acquis que d'entraver les concurrents dans leurs stratégies de conquête de marchés.

La dimension globale du conflit voyant les différentes majors du secteur porter leurs litiges devant les juridictions compétentes des principales places fortes économiques (USA, Japon, Corée du Sud, France, Allemagne, Grande Bretagne, ...) n'est pas sans évoquer une certaine logique de forum shopping, c'est-à-dire une course aux tribunaux poussant lesdites majors à intenter des actions auprès des juridictions a priori les plus favorables à leurs intérêts. On pourrait alors voir dans cette surenchère judiciaire surmédiatisée une sorte de libel tourism où chaque décision favorable sera l'occasion de ternir la réputation du concurrent, tandis que les injonctions prononcées (entre dommages et intérêts et interdiction de commercialisation de produits) permettent de significativement ralentir le rival dans sa stratégie de conquête du marché local considéré.

Si l'importance stratégique d'asseoir rapidement une position dominante sur des industries marquées par de fortes externalités de réseau n'est plus à démontrer (songeons à Windows pour s'en convaincre), il n'en demeure pas moins que ces recours sont destructeurs de ressources pour les entreprises concernées... ressources qui ne seront pas investies dans des activités productives. Cette concurrence par la voie juridique plutôt que par l'innovation doit alors nous alerter sur le second enjeu de ces conflits : la valorisation des brevets dits essentiels.

La valorisation des brevets essentiels en question

Il convient, en effet, d'opérer une distinction selon la nature des brevets contestés. Si bon nombre de litiges dans le domaine de la propriété intellectuelle portent sur des brevets largement substituables, d'autres engagent en revanche des brevets essentiels au processus de standardisation qui caractérise les industries technologiques. Une telle standardisation est souhaitable dans les industries innovantes en ce qu'elle permet d'éviter des guerres de format trop fréquentes, destructrices de valeur et propres à ralentir significativement la diffusion de l'innovation. Si l'utilisateur peut ainsi profiter de fortes externalités de réseau, il voit sa liberté de choix réduite et doit accepter un certain degré de concentration de pouvoir économique.

Il revient le plus souvent aux organismes de normalisation de définir les standards applicables lesquels sont souvent la résultante de la mise en commun d'un grand nombre de brevets technologiques au sein d'un pool. Pour éviter tout blocage dans le processus, les brevets les plus incontournables sont alors qualifiés d'essentiels et sont soumis à un régime FRAND (Fair, Reasonable and Non-Discriminatory) qui oblige leur titulaire à céder des licences d'exploitation aux tierces parties contre le versement d'une redevance raisonnable et non-discriminatoire déterminée par leurs soins. Idéalement, ce niveau de licence est fixé à un niveau tel qu'il est incitatif à l'innovation, c'est-à-dire qu'il n'est pas de nature à exclure les tierces parties tout en assurant au titulaire du brevet une juste rémunération pour ses efforts de R-D passés. Un tel procédé pose néanmoins une difficulté de taille : la standardisation, en consacrant des brevets essentiels, tend à déconnecter profondément la valeur de marché du brevet (sa valorisation) de sa valeur réelle (l'effort innovateur consenti).

En effet, les brevets essentiels sont autant de monopoles technologiques qui confèrent à leur titulaire un pouvoir de coercition important. Un tel pouvoir de coercition est consubstantiel au processus même de normalisation puisque, une fois le standard défini, l'ensemble de la chaîne de production va consentir des investissements spécifiques (dits irrécouvrables) autour du brevet essentiel... augmentant mécaniquement la valeur dudit brevet et le niveau de licence que son titulaire est en droit d'exiger (on parle alors de hold-up ou encore de brevets en embuscade). Les litiges qui surviennent alors donnent lieu à des négociations entre les différentes parties impliquées, leur résolution devant les tribunaux restant l'exception plus que la règle.

Mettre fin à la guerre des brevets : à la recherche d'une réponse adaptée

Les litiges dont nous nous faisons l'écho dans cet article portent principalement sur des brevets essentiels. Les différents garde-fous mis en place par les tribunaux pour limiter les recours opportunistes ont semble-t-il failli à enrayer la dynamique contentieuse tandis que les arsenaux législatifs (parfois très lourds) censés remédier aux violations de brevets ne sont pas perçus comme suffisamment dissuasifs au regard des enjeux économiques sous-jacents. Or, cette insécurité juridique à laquelle sont soumises les entreprises biaise la dynamique concurrentielle tout autant qu'elle est un frein à l'innovation et à l'emploi.

L'importance des enjeux liés à ces marchés technologiques a pu, dans une certaine mesure, motiver l'intervention du Président Obama. Pourtant, derrière ces différents conflits juridiques se posent des questions économiques autour de la valorisation des brevets et de l'effort innovateur pour lesquelles la science économique nous paraît encore présenter les plus fortes dispositions à trouver des réponses opérantes et satisfaisantes. Les travaux menés ces dernières années par les économistes ont ainsi fait émerger quelques pistes intéressantes pour limiter les abus, allant de la plus restrictive (engagement contractuel ex ante du titulaire du brevet quant au montant de la licence FRAND), à la plus « libérale » (mise en place d'un mécanisme d'enchères ex ante où chaque prétendant à la licence signale sa disposition à payer).

Enfin, il n'est pas exclu de penser que la réponse puisse venir du marché lui-même. Afin de se prémunir de telles situations d'insécurité juridique, certains opérateurs semblent vouloir prendre les devants et proposer des solutions innovantes. Le réseau social Twitter est ainsi à l'origine d'une initiative particulièrement intéressante. Nommée « Innovator's Patent Agreement » (IPA), il s'agit d'une véritable approche alternative dont l'objet est de restreindre les mobilisations abusives des brevets. En substance, l'IPA dispose que nulle entreprise ne peut user d'un brevet de manière offensive ou dans un sens contraire à la volonté du ou des innovateurs qui en sont à l'origine. Bien que ce pacte a déjà trouvé un écho favorable auprès de plusieurs compagnies telles Foursquare ou Facebook, sa mise en œuvre récente (mi-2012) ne permet en revanche pas encore de préjuger de son impact sur le marché en général, et sur les firmes des secteurs technologiques en particulier.

Toutefois, si l'émergence de tels pactes marque un temps important vers la nécessaire moralisation de la vie économique dont les litiges abusifs en matière de brevets sont l'un des travers les plus sombres, des étapes décisives mêlant prises de conscience (politique, mais également auprès des consommateurs), modernisation des outils d'évaluation économique et renforcement de l'efficacité du contrôle juridique restent encore à franchir. Bien loin d'avoir livré son verdict, la guerre des brevets n'en est encore qu'à ses prémices.

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Docteur en Sciences Economiques de l'Université de Nice - Sophia Antipolis, Julien Pillot est l'auteur d'une thèse et de nombreux articles portant sur les politiques de concurrence, l'évaluation économique des pratiques de marché, les dynamiques d'innovation et le management stratégique de la propriété intellectuelle. Enseignant à l'Université de Versailles Saint Quentin où il dispense notamment des cours de niveau Master en économie de l'innovation, il est également chercheur associé au CNRS (GREDEG) où il travaille sur les dynamiques économiques de règlements des contentieux concurrentiels. Après un passage comme économiste au sein de l'institut VEDECOM dédié à l'éco-mobilité, il intègre en 2014 le cabinet d'analyse stratégique PRECEPTA (Groupe Xerfi) en qualité de Directeur d'études stratégiques en charge du pôle média et communication.