Dans l'affaire qui oppose l'État espagnol au banquier Jaime Botin, la justice a-t-elle fait preuve d'acharnement, voire d'une inhabituelle sévérité due au statut social de l’un des banquiers et collectionneurs les plus célèbres d'Espagne ? C'est la thèse récemment avancée par le journaliste Pedro Garcia Cuartango, l'une des plus fines plumes de Madrid, selon qui Jaime Botin a été condamné à une peine hors norme dans le but de faire de lui l'exemple d'une justice prétendument impartiale.
Faible avec les forts, forte avec les faibles : est-ce pour faire mentir cet adage populaire que la justice espagnole a décidé de clouer au piloris Jaime Botin, dans l'affaire dite de la Tête de jeune femme (ou Buste de jeune femme), du nom d'un tableau – relativement méconnu – du peintre Pablo Picasso ? Aujourd'hui âgé de 86 ans, l'ancien président de la banque Bankinter et petit-fils du fondateur de Banco Santander, une institution en Espagne, a en effet écopé d'une peine hors norme prononcée en dernière instance par le tribunal de Madrid. L'homme d'affaires a ainsi été condamné, en 2021, à trois ans de prison, assortis d'une amende record de plus de 91 millions d'euros et de la saisie par l'État espagnol de la toile de maître au cœur du scandale. Le crime dont le collectionneur est accusé : contrebande d'oeuvre d'art. Accusation pour le moins étrange puisqu’elle concerne un tableau non pas volé, mais qui était la propriété légitime de l’accusé.
Calvaire judiciaire
Pour comprendre cette rocambolesque affaire, un rapide retour en arrière s'impose. Collectionneur dans l'âme, le banquier acquiert la Tête en 1977. Le tableau se trouvait depuis lors de façon permanente sur le bateau, baptisé Adix, de Jaime Botin – un voilier qui, précision qui a son importance, bat et a toujours battu pavillon britannique. En dépit du fait que le tableau n'ait jamais formellement pénétré sur le sol espagnol, l'État décide au début des années 2010 de s’opposer à son exportation, le considérant comme un “bien d’intérêt culturel”, alors même qu’il n’a jamais officiellement été classé comme tel. Le battage médiatique qui s'ensuit, lié tant à la renommée de Pablo Picasso qu'à celle de Jamie Botin, convainc ce dernier d'entreposer, en 2015, la Tête au sein d’un dépôt sécurisé à Genève, jugé plus sûr qu'un simple voilier. Le banquier informe les autorités françaises de ses intentions, qui s'empressent de prévenir leurs homologues espagnoles. S'ensuit un véritable raid mené par les douanes espagnoles sur l'Adix, abordage au terme duquel le tableau est confisqué à son propriétaire.
Privé de son bien, Jaime Botin n'en est pourtant qu'au début de son calvaire judiciaire. Non seulement l'amateur d'art ne parvient pas à convaincre la justice de son pays qu'il n'a jamais eu l'intention de vendre la toile de Picasso de manière illégale, mais celle-ci le condamne, à plusieurs reprises, à des peines toujours plus sévères. Initialement condamné à 18 mois de prison et 52,4 millions d'euros d'amende, le banquier voit ainsi sa peine alourdie, en dernière instance, à trois ans de réclusion et 91,7 millions d'euros – une punition démesurée à laquelle s'ajoute la saisie, définitive, de la Tête de jeune femme au profit de l'État espagnol. En raison de son grand âge, Jaime Botin échappe à la case prison mais refuse de négocier sa peine à la baisse, ce qui reviendrait selon lui à admettre sa culpabilité. Se conformant pleinement à la décision des tribunaux madrilènes, il est cependant décidé à plaider son affaire devant la Cour européenne des droits de l'homme, à Strasbourg.
Une affaire qui « nuit à la crédibilité » de la justice espagnole
Sans préjuger de l'éventuel dénouement européen de l'affaire, le cas de Jaime Botin et la manière dont celui-ci a été traité par la justice espagnole posent question. L'acharnement dont cette dernière a semblé faire preuve, les méthodes employées – de l'interprétation extensive de la législation sur les biens d’intérêt culturel à l'abordage d'un navire de plaisance, en passant par la surmédiatisation de l'affaire – ainsi que la disproportion de la peine prononcée à l'encontre d'un justiciable pas tout à fait comme les autres interrogent sur les motivations de l'État et des juges espagnols : les magistrats ont-ils reçu pour consigne de faire de Jaime Botin « un exemple, afin que tous comprennent que même le plus riche et le plus puissant des citoyens ne peut échapper à la justice » ? C'est la conclusion à laquelle semble parvenir le journaliste Pedro Garcia Cuartango dans un article récemment publié par le quotidien espagnol ABC.
Rappelant que toute « sanction doit toujours être proportionnelle à la gravité des faits » reprochés, celui qui fut directeur du prestigieux El Mundo estime que les droits de Jaime Botin ont été « violés » et qu'il a été condamné à une peine « excessive ». Pedro Garcia Cuartango, dont la déontologie et la crédibilité font consensus de l'autre côté des Pyrénées, relève aussi un procès « entaché d'irrégularités » et « une interprétation forcée du délit » de contrebande. « La justice est aveugle et doit être la même pour tous », conclut le journaliste, selon qui dans l'affaire Botin, « cela n'a pas été le cas. Et cela nuit à la crédibilité (du) système judiciaire » espagnol. Si la justice madrilène est définitivement passée, ce soutien de poids, de la part d'une des sommités journalistiques espagnoles, pourrait peser dans d'éventuelles affaires similaires.