Du bon usage de l’adjectif « numérique »

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Par Jacques Bichot Publié le 19 juillet 2022 à 5h36
Qu Est Ce Que Le Bitcoin
@shutter - © Economie Matin
22000 EUROSLe bitcoin ne vaut plus que moins de 22.000 euros l'unité le 18 juillet 2022.

Le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau (FVG), a prononcé le 12 juillet un discours intitulé « La monnaie numérique de banque centrale (MNBC) et l’intermédiation bancaire à l’ère numérique ». Ce discours était prononcé dans le cadre d’un évènement intitulé « Paris Europlace Forum financier international 2022 ». Il est donc intervenu dans un contexte où, dixit FVG, « les banques centrales envisagent de plus en plus la création d’une forme numérique de leurs monnaies ».

Tiens, vous dites-vous probablement, ami lecteur, il me semblait que la Banque de France (BDF), ses homologues et les banques dites « de second rang » (les banques commerciales) ont depuis belle lurette l’habitude de travailler en passant des écritures sur leurs comptes et ceux de leurs clients plutôt qu’en manipulant des lingots d’or : elles réalisent des opérations numériques, et celles-ci constituent le gros de leur activité. Les paiements et recouvrements sont pour la majorité d’entre eux « scripturaux » : ils consistent à modifier, créer ou annuler des créances et des dettes, ce que j’appelle des « relations chiffrées ».

Un usage bien particulier de l’adjectif « numérique »

En fait, quand FVG et ses semblables utilisent le terme « numérique », ils ne pensent pas principalement aux opérations monétaires, typiquement numériques au sens ordinaire du terme puisqu’elles consistent principalement en additions et soustractions modifiant des créances et des dettes ; ils pensent surtout au fait que les opérations monétaires se réalisent de plus en plus à l’aide de gigantesques systèmes informatiques. Ce qui les intéresse n’est pas la nature de la monnaie, mais le recours à l’informatique, et tout particulièrement à la blockchain – technique « numérique » très énergivore qui est hélas en train de devenir la coqueluche de financiers « sérieux » (FVG en est le prototype) comme des « plaisantins » amateurs de bitcoins et autres ethereums.

Les « chaînes de blocks » sont à la mode. Mais l’engouement pour l’activité dite « cryptomonétaire » (relative à des unités comme le bitcoin) ne donne-t-il pas à penser qu’elle est utilisée comme « piège à c… » par des « petits malins » ? L’humanité serait entrée dans « l’ère numérique », ou plus exactement dans l’ère informatique, le mot « numérique » ne désignant plus, dans certains discours, l’importance donnée aux chiffres, mais le moulinage informatique de tout et de n’importe quoi. En fait, il se met en place une dictature des systèmes d’ordinateurs : cessant d’être des outils au service de l’ensemble des humains, ces techniques sont utilisées comme moyens de prise de pouvoir par des personnes que l’on peut nommer, au sens étymologique du terme, des technocrates.

L’oeil était dans l’ordi et regardait Caïn

La technique dite « numérique » par le gouverneur de la BdF facilitera grandement l’assujettissement des citoyens, en introduisant la surveillance de chacun par tous les apprentis garde-chiourme. Le système bancaire actuel pratique assez correctement le « secret bancaire », qui n’est pas seulement la garantie, pour les maris volages, d’offrir des roses à leurs maîtresses sans que les épouses légitimes soient mises au courant, mais cette discrétion n’est guère prisée par les personnes qui voient dans l’omniprésence de la numérisation, et dans la conservation des masses d’informations recueillies, le moyen d’exercer un pouvoir sur chaque citoyen.

L’euro dit « numérique » ne brillera donc pas par sa discrétion – du moins est-ce l’impression que cela donne au premier abord. Dès lors que le billet de banque actuel, créance au porteur, aura disparu, big Brother pourrait avoir connaissance de tout ce qui a rapport avec les paiements. Lueur d’espoir, les autorités monétaires semblent avoir conscience de ce problème de confidentialité : le gouverneur de la Banque de France entend que soit garanti « le niveau élevé de confidentialité exigé par le public. »

Le dangereux engouement pour la technique blockchain

Quand FGV et ses semblables utilisent le terme « numérique », ils ne pensent pas aux opérations monétaires qui consistent en additions et soustractions modifiant des créances et des dettes : pour eux, il s’agit des techniques du type blockchain – celles qui sont devenues célèbres et très utilisées pour les cryptomonnaies. La comptabilité en partie double, admirable invention des marchands-banquiers de la fin du Moyen-Age, n’est pas leur tasse de thé : elle est sans doute trop simple à leurs yeux, ils veulent de l’informatique up-to-date, et peu importe que la blockchain ait jusqu’à présent surtout servi à faire fonctionner des cryptomonnaies ! L’un des pires instruments de spéculation et de complication inutile inventé dans le domaine financier est pris comme modèle pour imaginer et construire le système monétaire et financier du futur : on croit rêver !

Un tel choix est d’autant plus dangereux qu’il émane d’institutions dont la vocation est de mettre à la disposition des agents économiques non pas des produits « à la mode », « poudre aux yeux », mais des outils aussi simples et robustes que possible, conformes au bon sens. Le simple fait que les cryptomonnaies constituent des instruments de spéculation bien davantage que des moyens de paiement et d’intermédiation prudents et sécurisés devrait faire réfléchir ! Les bitcoins sont des instruments de spéculation dont la valeur de marché peut être multipliée ou divisée par dix d’un jour sur l’autre. Prendre comme modèle de l’organisation monétaire une formule dont l’instabilité est une caractéristique majeure fait froid dans le dos ! Gardons-nous des idées à la mode dans des petits cercles de technocrates désireux de surfer sur des innovations mal étudiées.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.