Joschka Fischer – L’Europe sera-t-elle la grande perdante ?

Joschka Fischer, ministre allemand des Affaires étrangères et vice-chancelier de 1998 à 2005, a été l’un des dirigeants du Parti vert allemand pendant près de 20 ans. Il analyse la fin du monde bipolaire post-guerre froide.

Joschka Fischer
Par Joschka Fischer Publié le 1 juin 2023 à 5h30
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Joschka Fischer – L’Europe sera-t-elle la grande perdante ? - © Economie Matin
100%100% des chefs économistes s'attendent à une croissance faible en Europe.

L'ère de la stabilité mondiale de l'après-1945 est révolue. Du monde bipolaire de la guerre froide au monde unipolaire dominé par les États-Unis qui l'a remplacé, nous avons longtemps bénéficié d'un sentiment d'ordre stratégique. Bien qu'il y ait eu de nombreuses petites guerres (et même quelques grandes), de la Corée au Vietnam en passant par le Moyen-Orient et l'Afghanistan, le système international est resté généralement stable et intact.

Depuis le début du nouveau millénaire, cependant, cette stabilité a de plus en plus cédé la place à une nouvelle rivalité entre les grandes puissances, au premier rang desquelles les États-Unis et la Chine. En outre, il est clair depuis longtemps que l'influence politique et stratégique de l'Inde, du Brésil, de l'Indonésie, de l'Afrique du Sud, de l'Arabie saoudite, de l'Iran et d'autres économies émergentes augmentera, de même que leur rôle au sein du système mondial. Dans le contexte de l'aggravation du conflit entre la Chine et les États-Unis, ces puissances montantes auront de nombreuses occasions d’attiser la rivalité entre les deux superpuissances du XXIe siècle. En effet, nombre de ces occasions semblent trop belles pour être manquées.

En Russie, pendant ce temps, les élites politiques sont habitées par le fantasme de restaurer l'étendue territoriale et le poids géopolitique de l'Union soviétique – et de l'Empire russe avant elle. Sous la présidence de Vladimir Poutine, la politique russe vise de plus en plus à inverser l'héritage de l'immédiat après-guerre froide. En revanche, l'Occident – c'est-à-dire les États-Unis et l'Union européenne, après son élargissement en 2004 – a adhéré à l'accord de base de l'après-guerre froide en Europe. À cette fin, il s'est engagé à défendre des valeurs fondamentales telles que le droit des pays à l'autodétermination et l'inviolabilité des frontières internationalement reconnues.

Ces valeurs et engagements divergents ont rendu un conflit sur les anciennes républiques de l'Union soviétique presque inévitable, comme nous l'avons vu en Géorgie en 2008. En Ukraine, le coup d'envoi a été donné lorsque la Russie a annexé la Crimée en 2014, mais le point de rupture n'a été atteint qu'en février dernier, lorsque le Kremlin a lancé son invasion totale du pays et mis un terme décisif à l'ère de la paix en Europe. Une fois de plus, le continent se divise en deux camps.

La tentative de Poutine de réécrire l'histoire par la force n'est pas seulement une tragédie pour le peuple ukrainien et un défi pour la sécurité européenne ; c'est aussi une attaque envers l'ensemble du système international des États-nations. Après tout, bon nombre des nouvelles puissances mondiales ont refusé de se ranger sans ambiguïté du côté de l'Ukraine, et certaines – à l'instar de la Chine – se sont explicitement rangées du côté de la Russie ou sont restées "neutres" dans le but d'obtenir un avantage tactique. L'implication est que ces pays sont prêts à fermer les yeux sur une violation flagrante des principes fondamentaux qui sous-tendent la stabilité mondiale.

Mais le danger le plus grave pour le système international ne provient pas de la guerre en Ukraine (la Russie est trop faible pour représenter une véritable menace mondiale), mais de la détérioration des relations entre les États-Unis et la Chine. Certes, malgré la rhétorique belliqueuse de la Chine à propos de Taïwan et ses exercices navals agressifs dans les eaux entourant l'île, la confrontation est jusqu'à présent moins militaire qu'économique, technologique et politique. Mais ce n'est pas une grande consolation, car il s'agit d'un conflit à somme nulle qui ne cesse de s'intensifier.

Le Japon et l'Europe risquent de figurer parmi les plus grands perdants de cette confrontation. Les entreprises chinoises ont mis en place des capacités de production massives dans l'industrie automobile – en particulier dans le domaine des véhicules électriques (VE) – et sont désormais prêtes à concurrencer les constructeurs automobiles européens et japonais qui dominent depuis longtemps le marché mondial.

Pire encore, la réponse américaine à la concurrence chinoise consiste à poursuivre une politique industrielle qui se fera aux dépens des constructeurs européens et japonais. Une législation récente, telle que la loi sur la réduction de l'inflation, prévoit par exemple d'importantes subventions pour les voitures produites aux États-Unis. Du point de vue américain, ces politiques font d'une pierre deux coups : elles protègent les grands constructeurs nationaux et les incitent à poursuivre le développement des véhicules électriques.

Le résultat final sera une réorganisation complète de l'industrie automobile mondiale, le Japon et l'Europe (principalement l'Allemagne) perdant en compétitivité et en parts de marché. N'oublions pas que cette évolution économique majeure n'est que le début d'une confrontation mondiale et d'une réorganisation stratégique bien plus importantes.

L'Europe ne doit pas seulement s'efforcer de préserver son modèle économique dans le cadre de cette réorganisation de l'économie mondiale. Elle doit également gérer les coûts élevés de l'énergie, le fossé croissant en matière de technologie numérique par rapport aux deux superpuissances et le besoin urgent d'augmenter les dépenses de défense pour contrer la nouvelle menace de la Russie. Toutes ces priorités deviendront encore plus urgentes à l'approche de la prochaine élection présidentielle américaine, étant donné la vraie possibilité que Donald Trump revienne à la Maison Blanche.

L'Europe se trouve donc particulièrement désavantagée. Elle se trouve dans une région de plus en plus dangereuse, mais reste une confédération d'États-nations souverains qui n'ont jamais eu la volonté de parvenir à une véritable intégration, même après deux guerres mondiales et la guerre froide qui a duré des décennies. Dans un monde dominé par de grands États aux budgets militaires croissants, l'Europe n'est toujours pas une véritable puissance.

Il appartient aux Européens de décider si cela restera le cas. Le monde n'attendra pas que l'Europe grandisse. Si l'Europe veut faire face à la réorganisation mondiale d'aujourd'hui, elle ferait mieux de commencer au plus vite – à défaut de l’avoir fait hier, ce qui aurait été préférable.

© Project Syndicate 1995–2023

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Joschka Fischer

Joschka Fischer a été ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier de l'Allemagne entre 1998 et 2005. Il a également été responsable des Verts allemands pendant près de 20 ans.

1 commentaire on «Joschka Fischer – L’Europe sera-t-elle la grande perdante ?»

  • BOURGIN

    « L’Europe … reste une confédération d’États-nations souverains ». M. Joschka Fischer vous vous foutez du monde !? Vous êtes un sot !

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