Des membres artificiels, implants et pouces supplémentaires rétablissent et augmentent les capacités naturelles de notre corps, mais comment le cerveau et le système nerveux acceptent-ils ces nouvelles parties du corps ?
Il n’y encore pas si longtemps, le concept d’homme bionique semblait loin d’être réalisable mais aujourd’hui, des exosquelettes, des membres supplémentaires contrôlés par le cerveau et des fauteuils roulants pilotés par l’esprit sont en train d’être développés. Le rêve d’une intégration entre l’homme et la machine semble bel et bien se rapprocher.
« Nous vivons une époque passionnante dans le domaine des technologies et des avancées robotiques », explique la professeure Tamar Makin, neuroscientifique cognitive à l’Université de Cambridge, au Royaume-Uni. « Des membres bioniques dignes de la science-fiction et des modèles prêts à l’emploi de prothèses de membres ne ressemblant pas à des parties du corps font leur apparition. »
Cette idée pourrait paraître légèrement dérangeante à certains. Il ne fait aucun doute que les systèmes robotiques portables et les implants bioniques pourraient offrir de nombreux avantages en termes de dispositifs médicaux, notamment pour perfectionner les prothèses. Mais au-delà de cela, les systèmes bioniques et robotiques portables pourraient étendre les capacités des individus sur leur lieu de travail et améliorer leur productivité.
Face à ces avancées rapides, Mme Makin indique que l’on peut s’interroger sur la façon dont le corps humain et le cerveau s’adaptent et acceptent ces dispositifs. « J’avais le sentiment que tout un pan de la discussion était oublié, à savoir comment le cerveau et la cognition appréhendent un membre artificiel », indique-t-elle.
Mme Makin dirige le projet EmbodiedTech soutenu par le programme Horizon, dont la mission est d’apporter des réponses sur l’efficacité avec laquelle le cerveau humain peut accepter des membres artificiels. Dans quelle mesure le cerveau commence-t-il à reconnaître un membre artificiel comme étant une partie du corps ? L’acceptation du membre dépend-elle du fait qu’il ressemble à un vrai membre ? Et comment le cerveau met-il en œuvre le retour d’information en provenance du membre ?
Systèmes robotiques portables
Il est essentiel de pouvoir répondre à ces questions pour rendre les systèmes robotiques portables les plus pratiques possibles et aider à ce que notre cerveau parvienne à les gérer. La marge d’amélioration est importante puisqu’on estime que pas moins de la moitié des amputés n’utilisent pas régulièrement leur prothèse actuelle.
L’équipe de Mme Makin a étudié des personnes auxquelles il manquait une main et des personnes qui avaient leurs deux mains en recourant à la technologie d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Elle est ainsi arrivée à la conclusion que plus une personne utilise sa prothèse régulièrement plus la zone cérébrale associée à la reconnaissance des mains répond aux images de prothèses.
Chez les personnes qui utilisent leur prothèse, les connexions neuronales entre les zones qui permettent de reconnaître et de contrôler les mains sont aussi plus solides, ce qui suggère que leur cerveau s’est adapté pour assimiler la prothèse.
Une autre étude a permis de déterminer que chez les personnes qui utilisent régulièrement leur prothèse, le cerveau semble classer les prothèses dans une catégorie différente de la main ou d’un outil. Ceci est dû au fait que la réaction du cerveau est plus similaire lorsqu’il est exposé à des prothèses, qu’elles ressemblent à de vraies mains ou non (comme des crochets mécaniques), que lorsqu’il est exposé à des prothèses et à des mains ou des outils.
« Les différents types de prothèses sont représentés de la même façon, alors elles sont regroupées dans une même catégorie », explique Mme Makin. « Le cerveau ne se laisse en aucun cas duper et n’associe pas ces prothèses à des mains biologiques. »
Bras tentaculaires
Pour Mme Makin, ce résultat signifie qu’il peut être moins nécessaire d’« incarner » totalement une prothèse qu’on le pensait jusqu’à présent, ce qui élargit les perspectives au niveau des systèmes robotiques portables.
« Nous ne sommes pas obligés de nous limiter aux solutions que nous connaissons déjà », indique-t-elle. « Nous pouvons imaginer des équipements totalement nouveaux comme des bras tentaculaires, car le cerveau serait capable de les reconnaître et de s’y adapter comme il le fait pour les prothèses bioniques, qui constituent le type de prothèses le plus étudié au cours des dix dernières années. »
Les résultats mettent aussi en évidence un important potentiel en termes d’augmentation du corps humain avec la possibilité d’y ajouter des membres supplémentaires. On peut citer en exemple le « troisième pouce » robotique mis au point par Dani Clode, conceptrice en augmentation, de l’Université de Cambridge, qui est attaché sous le petit doigt et contrôlé par des capteurs fixés aux gros orteils de l’utilisateur.
« Nous ne sommes pas censés avoir six doigts, mais il semble qu’au niveau cérébral, cela ne pose pas de problème », ajoute Mme Makin. « Ce pouce pourrait être utilisé comme outil supplémentaire lors d’une opération de soudage, ou pour ajouter un effet en jouant de la guitare. »
En effet, les participants sans handicap qui ont appris à utiliser le doigt supplémentaire ont amélioré leur habileté et développé leur sens d’incarnation au fil du temps. Toutefois, après une utilisation prolongée, un léger changement au niveau de la représentation cérébrale de la fonction motrice de la main suggère aussi que la prudence reste de mise.
« Nous ne devons pas étudier ces technologies indépendamment du corps », souligne Mme Makin. « Nous devons être très vigilants au niveau des effets secondaires sur le cerveau ou des limites susceptibles d’apparaître en cas d’utilisation intensive. »
Interface homme-machine
Le projet Living Bionics, lui aussi financé par Horizon, cherche des moyens de mieux intégrer les dispositifs médicaux qui interagissent directement avec le système nerveux. Parmi ces dispositifs, on peut citer la stimulation cérébrale profonde dans le cadre de la maladie de Parkinson, ainsi que les implants cochléaires et les yeux bioniques utilisés pour traiter les déficiences auditives et visuelles.
« Lorsque vous implantez un dispositif, il est fondamentalement très différent des tissus qui l’entourent», explique le Dr Roberto Portillo-Lara, bioingénieur à l’Imperial College London, qui travaille sur le projet. « Nous essayons de mettre au point une interface entre ces dispositifs implantables et les tissus physiologiques. »
Le problème posé par un grand nombre des implants actuels est qu’ils contiennent des métaux considérés comme étrangers par le système nerveux, explique-t-il. Ceci peut entraîner des lésions et l’isolement de l’implant, qui peuvent remettre en cause son intégrité à long terme ainsi que son innocuité.
La solution pourrait être de combiner ces dispositifs électroniques à des polymères chargés en cellules afin qu’ils puissent imiter la composition des tissus biologiques. Ces polymères sont transportés dans un hydrogel doux pouvant servir à enrober les dispositifs existants ou à en créer de nouveaux.
Revêtements pour implants
« Nous fusionnons différentes technologies du secteur de la science des biomatériaux et des cellules souches neuronales pour créer des revêtements d’implants vivants », ajoute M. Portillo-Lara.
Il est essentiel de trouver le juste équilibre entre polymères synthétiques et naturels, explique-t-il. « Les polymères synthétiques présentent de nombreux avantages car ils sont solides et prévisibles », indique M. Portillo-Lara. « Les polymères naturels sont plus difficiles à exploiter mais ressemblent plus à ce que les cellules connaissent. »
Les premiers tests en laboratoire sur des mélanges plus synthétiques ont révélé qu’ils étaient peu propices à la croissance cellulaire. Mais, progressivement, l’ajout de polymères naturels en plus grande quantité a permis d’obtenir des revêtements plus fonctionnels.
« La réponse était simple : si l’on fait en sorte de se rapprocher davantage des tissus naturels, les cellules réagissent mieux », indique-t-il. « Maintenant, on peut profiter des deux à la fois. » D’après M. Portillo-Lara, des tests plus poussés pourraient démarrer en début d’année prochaine.
Comme pour EmbodiedTech, l’impact de ces recherches sur les technologies de demain dépasse le cadre clinique puisqu’elles devraient permettre de contrôler des machines, notamment des fauteuils roulants électriques, avec l’esprit. « La façon d’améliorer l’interface avec le système neuronal a des implications au niveau des interfaces entre cerveau et ordinateur », ajoute M. Portillo-Lara.
Effets sur le cerveau
Il est donc capital de comprendre les effets possibles de ces avancées sur le cerveau. « Nous devons réfléchir à ce qui se passera lorsque ces technologies ne seront plus seulement utilisées pour des raisons médicales et deviendront accessibles à tout un chacun. »
D’après le Dr Portillo-Lara, ces technologies pourraient être prêtes d’ici dix ans mais les aspects éthiques et réglementaires associés ne permettent pas de dire quand elles seront réellement disponibles.
« Les applications seront pratiquement illimitées », ajoute-t-il. « Et un grand nombre d’entre elles sont pour l’instant inconcevables puisque la technologie n’existe pas. »
Les recherches réalisées dans le cadre de cet article ont été financées par le Conseil européen de la recherche (CER). Cet article a été publié initialement dans Horizon, le magazine de l’UE dédié à la recherche et à l’innovation.
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