Arrêter d’emmerder les Français

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Par Jacques Bichot Publié le 1 février 2019 à 5h02
Limitation Vitesse 80 Routes
@shutter - © Economie Matin
4%Le passage à 80 km/h a permis de diminuer la mortalité sur les routes de 4%.

« Arrêter d’emmerder les Français » : Georges Pompidou avait, à l’impératif, utilisé cette formule à l’époque où il présidait notre République, pour tempérer le prurit législatif et réglementaire de ses ministres. Près d’un demi-siècle plus tard, il faudrait dire, répéter, seriner cette formule aux hommes politiques et hauts fonctionnaires qui préfèrent ajouter des règlements supplémentaires à la foule de ceux qui existent déjà, plutôt que veiller sérieusement au fonctionnement efficace des services dont ils ont la responsabilité.

Il serait également nécessaire de les amener à agir au niveau adéquat, qui est souvent international, au lieu de se comporter comme un mauvais père de famille qui gronde son gamin de 8 ans, qu’il a sous la main, au lieu de punir celui de 15 ans, qui s’est vraiment mal conduit, mais qui court plus vite que lui.

Transport et pollution

Pourquoi les Gilets Jaunes, dont l’action est néfaste pour un grand nombre de particuliers et d’entreprises, ont-ils la cote auprès des Français ? Parce qu’ils fournissent une expression visible au mécontentement qu’éprouvent majoritairement les citoyens. L’État entend se mêler de tout, il prétend nous mettre à l’abri des dangers en encadrant notre conduite. En fait, il réglemente ce qu’il est « politiquement correct » d’encadrer ou d’interdire, et ce qui peut facilement être régenté par les hobereaux qui le dirigent, car dans d’autres domaines il fait preuve au profit de certains intérêts, notamment au niveau international, d’un laxisme à peine croyable.

D’où est parti le mouvement des Gilets Jaunes ? Des problèmes de déplacement : augmentation des taxes sur les carburants et limitations de vitesse. Dans le premier cas, il s’agissait d’une mesure fiscale déguisée en mesure écologique. Que l’on s’efforce de limiter les émissions de gaz carbonique, pourquoi pas ? Mais à quoi sert à notre planète verte qu’ils essayent de dissuader les habitants de la France profonde de faire quelques kilomètres en voiture pour aller fabriquer des produits manufacturés qui, s’ils ne le sont plus en France, viendront d’Extrême-Orient sur tankers géants ? Ceux-ci font une consommation faramineuse de gasoil dix fois moins taxé que celui vendu à nos automobilistes. Le bilan carbone de l’opération (que nos petits marquis se gardent bien de faire ou de faire faire) est certainement désastreux. Et en prime nous récoltons le déficit de notre balance des paiements, du budget de l’État, la hausse du chômage, la désertification de nos campagnes, et le désespoir d’un bon nombre de citoyens.

Le commerce international est une source de pollution majeure, encouragée par la faiblesse à la fois des taxes sur le carburant utilisé, et par l’usage intensif des pavillons de complaisance. Ce qu’il faut réglementer, c’est le transport maritime, et ce sont particulièrement les paradis fiscaux du transport maritime. Evidemment, faire respecter des normes maritimes de bon sens au Panama (paradis fiscal et réglementaire pour 20% de la capacité mondiale de transport maritime de marchandises) ou aux îles Marshall (50 000 habitants, immatriculation de 10% de la dite capacité) est difficile. Plus difficile que de faire payer un ouvrier des Ardennes qui contribue à faire tourner une des dernières usines de son département, ou une infirmière libérale de Saône-et-Loire qui permet aux personnes âgées de vieillir chez elles dans leur village.

Autrement dit, nos gouvernants s’acharnent sur nous, corvéables et réglementables à merci, parce qu’ils n’ont pas assez d’entregent, de savoir faire et de courage pour s’attaquer aux vrais problèmes, qui sont souvent à l’échelle planétaire. Bien des Gilets Jaunes ont intuitivement compris cette tendance de nos gouvernants à s’ériger en tyrans domestiques du fait qu’ils manquent d’envergure pour agir efficacement au niveau international.

Transport et sécurité

L’argument de la sécurité est fallacieux en ce qui concerne la limitation de vitesse à 80 km/h sur des dizaines de milliers de kilomètres. En Allemagne, les routes de même catégorie sont limitées à 100 km/h, et il n’y a pas de limitation sur les autoroutes ; pourtant la mortalité routière pour 100 000 habitants y est sensiblement inférieure à ce qu’elle est en France : 4,34 au lieu de 5,18 (en 2015, année la plus récente pour laquelle j’ai trouvé des chiffres officiels). Au Royaume-Uni, où la limitation sur route est 60 miles par heure (96,6 km/h), le taux est encore beaucoup plus bas : 2,8.

Certes, la Suède fait un petit peu mieux encore, avec 2,7, et une limitation à 70 ou 80 km/h selon les routes ; mais de ces données hétéroclites on ne peut raisonnablement pas conclure à l’existence d’une relation simple de cause à effet entre la limitation de vitesse et le faible nombre des accidents mortels. Bien entendu, il faudrait aussi prendre en considération d’autres facteurs, comme le kilométrage annuel moyen. Des analyses beaucoup plus fines seraient nécessaires ; ont-elles été faites avant qu’une décision soit prise ? Si tel avait été le cas, nos gouvernants l’auraient probablement dit. Il est beaucoup plus probable qu’ils ont réagi de la manière simpliste qui est souvent la leur : face à un problème, choisir la première solution qui leur vient à l’esprit, c’est-à-dire réglementer.

On notera aussi la façon dont est interprétée une petite variation du nombre des accidents mortels durant un mois. Fort heureusement, il n’y a pas suffisamment d’accidents mortels chaque mois (en moyenne, un peu moins de 300) pour que la loi des grands nombres s’applique : les variations aléatoires peuvent être importantes d’un mois sur l’autre sans que cela ait une signification claire. Les hommes politiques résistent difficilement, lorsque cela les arrange, à donner une signification précise à une petite variation dont les diverses causes sont extrêmement difficiles à pondérer.

Quand le Premier ministre français déclare sérieusement que le passage à 80 km/h sur 400 000 km de routes « a permis de sauver 116 vies lors du deuxième semestre 2018 » (Le Figaro du 29 janvier 2019), ou bien il a besoin d’un sérieux recyclage en matière d’interprétation des statistiques, ou bien il utilise sciemment pour impressionner l’opinion publique en sa faveur une donnée dont il sait qu’il est scientifiquement impossible de tirer des indications fiables. Rappelons que 116 sur un peu plus de 3 000, cela fait moins de 4%, et que les variations d’un mois sur l’autre sont souvent du double, en l’absence de tout changement de réglementation : par exemple + 8,8% en septembre 2018 et – 13,8% en octobre. Le jour où les hommes politiques utiliseront les statistiques avec toutes les précautions requises pour en tirer des enseignements robustes, plutôt que comme des arguments de prétoire destinés à clouer le bec à leurs adversaires grâce à la magie des chiffres, la gouvernance nationale et mondiale aura fait un grand pas en avant.

S’appuyer sur des données chiffrées pour soi-disant démontrer ce que l’on dit, alors que le but est simplement de faire croire que l’on est sérieux au moment même où l’on commet des erreurs méthodologiques qui déforment la réalité, est hélas une pratique courante dans la classe politique. Et, revenons à notre point de départ, cette façon de faire est l’une des plus utilisées pour « faire passer » les mesures à la fois compliquées, inadéquates et « emmerdantes » au sens du Président Pompidou, dont raffolent certains hommes politiques, ceux dont l’intelligence et le bon sens ne sont pas suffisants pour doter le pays d’institutions efficaces, équitables, et aussi respectueuses que possible des libertés individuelles.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.