Notre culture nous porte toujours à distinguer le « fond » d’un discours de sa « forme ». C’est couper les cheveux en quatre et perdre son temps. « Fond » et « forme » sont en effet toujours d’une égale qualité et efficacité chez les bons orateurs, comme chez les moins bons. Ces élections municipales sont une belle occasion d’ouvrir les yeux sur l’absurdité de cette distinction.
Depuis l’époque où elle était en campagne contre Bruno Gollnisch pour la présidence du FN jusqu’à ce jour, Marine Le Pen produit l’une des meilleures performances oratoires française dans la « forme ». La verticalité tonique sans être rigide, le regard brillant d’intérêt pour ses interlocuteurs, le visage détendu même dans les débats les plus rudes, la voix puissante et généreuse quoi qu’un peu voilée sans doute par la fumée. Douée pour l’Art Oratoire elle a en plus la supériorité sur les Montebourg et les Mélenchon, de ne pas se regarder dans la glace. En clair, elle ne fait pas de numéro.
Quant au « fond » qu’elle porte aussi depuis longtemps, il n’est pas mince. Elle s’est donnée toute seule (la solitude est souvent à l’origine d’un destin de leader) trois buts plutôt ambitieux : 1- Dédiaboliser le Front National, autrement dit effacer son père fondateur, de surcroît son propre père. 2- Faire de son parti un parti de gouvernement et plus seulement un parti de mécontents déçus par les partis de gouvernement. 3- Dépasser à droite l’UMP, parti dépositaire des idées du Général De Gaulle. Trois buts à long terme qui, associés, proposent une vision au pays.
Mais le « fond », c’est aussi le texte. Celui de Marine Le Pen est aussi large que ses buts sont élevés. Elle ne se crispe pas comme son père sur le thème de l’immigration. Elle aborde sans complexes tous les thèmes du champ politique abordés par les autres partis. Quant aux thèmes récents dont l’extrême droite a fait son miel, comme le mariage pour tous, elle en traite de façon nuancée, se démarquant ainsi du style simpliste de son père. On voit bien que Marine Le Pen autant de souffle dans « fond » que dans la « forme ». Et pour cause, c’est surement le même qui anime les deux.
Face à cette battante qui est en train de s’imposer à droite, quelle « forme » oratoire s’oppose à gauche dans la campagne des municipales ? Elle a déjà mis à terre Mélenchon depuis longtemps, il lui reste le Président de la République. Ne pas sourire, c’est grave. Hollande a la verticalité incertaine d’un automate et le regard perdu depuis qu’il est Président. Ses petits « Euh ! » agacent (Valls son nouveau Premier ministre Manuel a pris le même tic). Son souffle est court, du coup sa voix n’a pas de puissance et son ton sonne faux. Jean Marc Ayrault Premier ministre jusqu’à la catastrophe, n’est pas brillant non plus dans la « forme ». C’est un colosse vouté. Il fait passer ses convictions dans ses seuls poings fermés agités fébrilement tout contre son thorax rentré. Boxeur sans allonge, il frappe dans le vide, les yeux presque fermés. Sa voix blanche ne fait vibrer personne. Dans cette campagne des municipales, il fut tout le contraire de Florian Philippot, second de Marine Le Pen et son Premier Ministre virtuel. Celui-là est performant dans la « forme ». Son allure est fière, il a le thorax ouvert, le geste large, le regard vif et la voix claire.
Dans le « fond », les deux patrons socialistes sont aussi peu performants que dans la « forme ». Pour décembre 2013 ils avaient un unique objectif, « L’inversion de la courbe du chômage » qu’ils n’ont pas atteinte. En 2014 ils l’ont tout bonnement remplacé par un autre : « Le pacte de responsabilité ». Deux objectifs présentés successivement, tous deux à court terme donc très risqués. Même associés, ils n’auraient sûrement pas constitué une vision pour la France. Quant aux textes des deux hommes, il n’y en eut pas, en dehors des seuls termes technocratiques qui qualifièrent leurs objectifs successifs. Souffrant de la même absence de souffle, leur « fond » et leur « forme » n’ont pas fait rêver.
Cicéron ne croyait pas aux coïncidences entre « fond » et « « forme ». Il pensait que les performances intellectuelles des grands orateurs naissaient de leurs performances physiques et vocales. « La rhétorique est née de l’éloquence et non l’inverse » disait-il. Nous le vérifions toujours. Les idées des grands orateurs, l’enchaînement de leurs arguments et leurs termes chocs (l’invention, la disposition et l’élocution dans la rhétorique de Cicéron) leurs viennent aux tribunes (pendant laprononciation, dernière et seule étape physique de sa rhétorique). Ils n’y ont pas réfléchi avant mais ils ne l’avouent jamais, cela participe de leur mystère. En France moins qu’ailleurs encore ils ne doivent l’avouer. Ils y perdraient leur mystère, mais aussi leur réputation. Plus que n’importe quel pays au monde, la France a en effet le gros défaut d’encenser bien plus la réflexion que l’action.
Qu’on s’en désole ou qu’on s’en réjouisse, le FN doit sa victoire dans onze villes de France à la puissante rhétorique de Marine Le Pen et de Florian Philippot. Philippot n’a pas gagné Forbach, mais il y est passé devant l’UMP. Quant à l’UMP, la rhétorique sèche et agressive de Jean François Copé n’est pour rien dans ses cent cinquante villes gagnées sur la gauche. Le soir et le lendemain des résultats, les médias ne s’y sont pas trompés, qui ignorèrent Copé et s’arrachèrent les interviews d’Alain Juppé le recours (ou le retour !).
Malheureusement pour elle, l’UMP ne peut remercier que François Hollande et son Premier ministre sortant pour le degré zéro de leur rhétorique. Quelqu’un devrait dire à ces deux hommes qu’en latin la prononciation se disait aussi actio.