La France se trompe sur sa politique familiale

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Par Jacques Bichot Publié le 4 février 2015 à 5h00
Famille Politique France Allocations Enfants
3,7 %La France consacre 3,7 % de son PIB à la prise en charge des enfants.

La politique familiale fait l’objet d’une incompréhension massive. Elle est considérée comme un ensemble d’aides à la famille, ce qui constitue une position idéologique, politique et juridique humiliante pour les familles, sans rapport avec la réalité de leur rôle au sein de la nation et de l’économie.

Cela est vrai à la fois pour les prestations familiales, pour les droits à la retraite de caractère familial, et pour le quotient familial (1).

Dans ces trois domaines la confusion intellectuelle véhiculée par la pensée "politiquement correcte" est totale. La transformation de la famille avec enfants mineurs, dans l’imaginaire politique, en un ensemble de personnes que sa composition appauvrit, si bien que l’État providence devrait lui apporter quelques secours, est un des pires, si ce n’est le pire, parmi les dénis de réalité qui prospèrent à notre époque. Bien entendu, il existe des familles pauvres, qui doivent recevoir des aides au titre de la solidarité nationale. Mais cela n’a rien de spécifiquement familial : il en va de même pour les personnes âgées démunies, pour les personnes seules dans le besoin, et pour toutes les personnes, de tous âges et de toutes situations familiales, dont les ressources sont insuffisantes pour qu’elles vivent dignement. La lutte contre la pauvreté concerne évidemment, entre autres, des familles avec enfants mineurs, mais il ne s’agit en aucune façon de l’essence de la politique familiale.

La disparition historique du cadre familial de l’échange entre générations successives

Pour comprendre quelle est la fonction de la politique familiale, il convient d’analyser un changement majeur qui s’est produit depuis deux siècles dans les sociétés occidentales, et qui se produit sous nos yeux dans le reste du monde. Traditionnellement, la famille constituait une cellule dotée d’un fort degré d’autonomie. Elle n’attendait pas grand-chose de l’État, ou du seigneur féodal dont elle dépendait, en dehors de la défense contre les envahisseurs et les malfaiteurs, de quelques aménagements du territoire et d’un peu de justice. Elle organisait en son sein le cycle des générations successives : les parents entretenaient et formaient leurs enfants et comptaient sur eux pour subvenir à leurs besoins quand ils seraient âgés. Les enfants étaient une richesse familiale. Élever de nombreux enfants était le moyen d’accroître son patrimoine ("il n’est de richesse que d’hommes", comme disait Jean Bodin) et la puissance de sa lignée. Accessoirement, la population était la source de la richesse et de la puissance des princes, mais le prélèvement fiscal sur les "feux" restait secondaire au regard de l’économie familiale en grande partie autarcique.

La révolution industrielle changea cet ordre des choses. L’urbanisation, la mobilité, le relâchement des disciplines coutumières (et particulièrement celles relatives au devoir filial de prise en charge des parents âgés), toutes ces transformations à la fois économiques, sociologiques et culturelles, rendirent progressivement caduque l’organisation des échanges intergénérationnels au sein de la famille qui a prévalu durant le moyen âge et les temps modernes. Dans un premier temps, il en résultat une sorte de désastre organisationnel. Les parents purent de moins en moins compter sur leurs propres enfants pour leur servir de bâton de vieillesse, et les enfants de la paysannerie et des petits artisans et commerçants purent de moins en moins compter sur le patrimoine familial pour se lancer dans la vie. De plus, l’éducation des enfants par leurs parents correspondit de moins en moins à la totalité des besoins : des écoles prirent progressivement le relais pour une partie importante de la formation. Et les enfants furent de moins en moins vite en position de participer à la production familiale là où elle subsistait : ils passaient de l’école à la manufacture. Bref, la famille cessât d’être le lieu de production principal ainsi que celui de l’échange intergénérationnel. Néanmoins, la scolarité obligatoire, suivie par l’allongement de la durée des études, renforçât considérablement le rôle de la famille en tant qu’investisseur dans ce que les économistes appellent le capital humain : la société industrielle, puis la société de services qui lui succéda, comptèrent sur elle pour s’occuper des enfants jusqu’à un âge de plus en plus tardif, même si ceux-ci ne contribuaient pratiquement plus aux moyens d’existence de la famille. La fonction parentale devint un mode d’investissement absolument essentiel non plus pour chaque cellule familiale en particulier, mais pour la nation et son économie dans leur totalité.

Le grand mensonge occasionné par le sauvetage des systèmes de retraite mis en faillite par la guerre 1939-1945 et ses conséquences

Le relâchement des devoirs des enfants envers leurs parents, bien que ces devoirs soient rappelés par l’obligation alimentaire du Code civil, fut assez fort, tandis que les devoirs des parents envers leurs enfants restaient bien établis sociologiquement, et de plus en plus lourds en raison de l’allongement de la durée de prise en charge parentale qui vient d’être indiquée. Les États occidentaux réagirent en créant avant la seconde guerre mondiale des régimes de retraite par capitalisation, et par une prise en charge collective des frais de scolarité. Ayant investi dans la dette souveraine, les systèmes de retraite furent ruinés par l’inflation, et transformés subrepticement en retraites par répartition : les cotisations cessèrent d’être investies, elles servirent à payer les pensions selon la formule "pay-as-you-go". Presque personne ne prit conscience de l’escroquerie ainsi réalisée, en dehors d’une partie appréciable des économistes américains, qui dénoncèrent le passage à un système de Ponzi, et Alfred Sauvy, qui rappela qu’en répartition les pensions ne sont nullement préparées par les cotisations vieillesse, mais par la mise au monde et l’éducation des enfants. Ni les uns ni les autres ne furent entendus, et ils n’allèrent d’ailleurs pas au terme de l’analyse qu’ils avaient amorcée – ce que nous allons faire maintenant.

La situation actuelle est donc caractérisée par une organisation bizarre des échanges intergénérationnels : les parents restent les principaux responsables et contributeurs en ce qui concerne l’entretien et l’éducation des jeunes générations – ce que les économistes appellent l’investissement dans la jeunesse – mais le droit d’en bénéficier leur est dénié. Les enfants restent soumis à l’obligation de prendre en charge leurs aînés, mais non plus dans le cadre d’un échange conçu selon le principe classique de la réciprocité dans l’échange : ayant reçu de leurs aînés durant leur jeunesse, il est normal qu’ils leur rendent l’équivalent une fois devenus des adultes productifs. Le slogan de la "solidarité intergénérationnelle" a été utilisé, comme beaucoup d’expressions contenant le mot "solidarité", pour dissimuler la réalité économique, qui dans ce cas est l’échange entre générations successives. Les actifs sont censés cotiser pour se constituer une retraite, c’est-à-dire pour acquérir des droits sur ce que produira la génération suivante, alors même que leurs cotisations servent intégralement à rembourser leurs aînés de tout ce que ceux-ci ont fait pour eux. Le monde réel a cédé la place au "pays des merveilles" de Lewis Carroll – un univers où les principes de fonctionnement sont inversés par rapport à ceux du monde réel.

Cet escamotage de l’échange entre générations successives est devenu le pilier idéologique et juridique numéro un des États providence contemporains. Ceux-ci ont établi une cloison étanche entre les contributions à l’investissement dans la jeunesse, qu’elles s’effectuent en argent (impôts finançant la formation initiale, cotisations ou impôts finançant les prestations familiales) ou en nature (prise en charge et formation des enfants par leurs propres parents), et le retour sur investissement, qui consiste principalement en pensions de retraite, et secondairement (mais ce n’est nullement négligeable !) en prise en charge de l’assurance maladie des retraités et des prestations destinées aux personnes âgées dépendantes. La contribution des parents à l’investissement dans la jeunesse est comptée pour rien : les droits parentaux en matière d’assurance vieillesse sont catalogués "non contributifs". La contribution des cotisants à la branche famille et des contribuables au système scolaire et universitaire est également passée par pertes et profits, comme si ces apports en argent n’étaient pas essentiels pour la préparation des futurs actifs, et donc pour celle des futurs cotisants à la branche vieillesse.

Résumons : au lieu d’avoir compris que l’échange entre générations successives a été transposé du niveau de la famille à celui de la nation, et d’en tirer les conséquences logiques, les législateurs occidentaux ont construits un édifice juridique abracadabrantesque où la prise en charge des personnes âgées actuelles, et non l’investissement dans les nouvelles générations, est censée contribuer à la préparation des pensions futures. Ce mensonge juridique monumental rend impossible la mise en place d’une politique familiale équitable, car il deviendrait manifeste que notre droit social est mensonger et foncièrement injuste si l’on reconnaissait que les prestations familiales ne constituent pas une aide aux familles, mais un moyen pour tous les citoyens de participer à l’investissement dans la jeunesse dont les parents sont les principaux responsables.

La dénaturation de la politique familiale est ainsi la conséquence inéluctable du mensonge fondateur des retraites par répartition actuelles. Si le lien réel entre la mise au monde des enfants, leur entretien et leur formation, d’une part, et le fonctionnement des retraites par répartition, d’autre part, n’était pas soigneusement occulté, recouvert d’une chape de plomb idéologique, le lien juridique entre les cotisations vieillesse et l’acquisition des droits à pension apparaitrait pour ce qu’il est : une erreur monumentale, au même titre que l’ancienne croyance à la rotation du soleil autour de la terre.

Comment construire une politique familiale cohérente avec la réalité économique ?

Pour construire une politique familiale digne de ce nom, il ne suffit donc absolument pas d’augmenter la masse des prestations familiales et de les adapter mieux aux besoins des familles : il faut procéder à une véritable révolution copernicienne – ou "sauvyenne", puisque c’est Alfred Sauvy qui a montré le caractère erroné des conceptions qu’il nous faut remplacer – et reconnaître que seules les contributions à l’investissement dans la jeunesse, et donc en premier lieu l’entretien et l’éducation des enfants par leurs propres parents, ont vocation à justifier des droits à pension. Concrètement, il conviendrait de faire financer par une même "contribution jeunesse" à la fois les prestations familiales, l’assurance maternité, l’assurance maladie des enfants, ainsi que la formation initiale, et d’attribuer les droits à pension en partie au prorata des enfants élevés, en partie au prorata des versements effectués au titre de la contribution jeunesse. Les droits à pension deviendraient ipso facto véritablement contributifs. Les cotisations vieillesse, en revanche, cesseraient d’ouvrir des droits à pension : comme tout remboursement de services dont on a antérieurement bénéficié, ces cotisations se borneraient à éteindre la dette contractée envers nos aînés du fait qu’ils nous ont apporté de quoi devenir des adultes capables de participer efficacement à la production de biens et de services.

Dans le cadre de ce scénario, bien des variantes peuvent prendre place. Les prestations familiales, par exemple, peuvent être plus ou moins conséquentes ; plus elles le seront, moins la partie des droits à pension attribués aux parents ès-qualité sera importante, puisque d’autres qu’eux auront financé une grande part de l’investissement dans la jeunesse ; et réciproquement, si le législateur opte pour de faibles prestations familiales, alors les droits parentaux à pension représenteront une part plus importante du total des attributions de droits.

Il est possible de laisser une certaine latitude aux intéressés pour choisir le montant de leurs prestations familiales : ceux qui préfèrent parier sur la répartition plutôt que sur la capitalisation choisiront de recevoir moins de prestations familiales (et donc plus de droits à pension), tandis que d’autres opteront pour plus de prestations, plus d’épargne en vue de la retraite, et moins de droits à pension dans le système de répartition.

Remarquons que, dans cette variante libérale (c’est-à-dire faisant une large place aux choix individuels des personnes directement concernées) les adultes ayant peu d’enfants pourront assez logiquement choisir de faibles prestations, de façon à amputer le moins possible leurs modestes droits à pension par répartition provenant de leur contribution en nature, tandis que les pères et mères de famille nombreuse seront peut-être contents, s’ils ne sont pas riches, d’opter pour davantage de prestations, sachant qu’ils peuvent sacrifier une partie plus importante de leurs droits parentaux à pension puisque ceux-ci seront nettement plus élevés. La réforme libérale de la politique familiale s’accommoderait fort bien d’une prestation unique, modulée par les principaux intéressés eux-mêmes, ce qui débarrasserait les CAF de la gestion onéreuse d’un ensemble effroyablement compliqué de prestations établies selon une logique typiquement bureaucratique.

Bien entendu, un législateur dirigiste peut refuser cette souplesse nécessaire à la mise en œuvre du principe de subsidiarité. Ce serait, à notre avis, bien dommage, mais quand même infiniment moins dommageable que le statu quo, qui ajoute aux inconvénients de second ordre que sont la complication et la rigidité bureaucratiques l’inconvénient de premier ordre qu’est la négation de la fonction économique des familles, caractéristique de la situation actuelle, et contresens économique gravissime.

Il reste à dire un mot des familles pauvres. Notre conseil – mais là encore nous sommes dans le second ordre d’importance, pas dans le premier – est de dissocier complétement les prestations familiales des prestations de lutte contre la pauvreté. Tout serait d’ailleurs beaucoup plus clair si les CAF cessaient d’être gestionnaires de ces prestations, car cela créée un amalgame très regrettable entre l’assistance et la politique familiale. La lutte contre la pauvreté doit certes tenir compte de la dimension familiale (on ne propose pas les mêmes solutions à une mère isolée chargée de trois jeunes enfants qu’à un célibataire toxicomane), mais les prestations attribuées au titre de la pauvreté, qui relèvent du don, ne doivent rien avoir en commun avec les prestations familiales, qui relèvent de l’échange.

Entre Ptolémée et Copernic, il n’y a pas de juste milieu

Il pourrait être tentant de dire : faisons un pas dans la direction indiquée ci-dessus, par exemple en réformant un peu l’attribution des droits familiaux à pension de façon à ce qu’ils deviennent visiblement contributifs. Mais ce ne serait pas la bonne solution. Ou bien le soleil tourne autour de la terre, ou bien la terre tourne autour du soleil : ce n’est pas un peu de l’un et un peu de l’autre. Il est des circonstances où la recherche d’un compromis, d’une "cote mal taillée", est une bonne solution ; tel n’est pas le cas en matière de politique familiale. L’inclusion de cette politique dans une politique d’échanges entre générations successives, comportant un investissement dans la jeunesse (réalisé pour une part en nature, et pour une autre en argent, grâce notamment au financement des prestations familiales) suivi d’un retour sur investissement sous forme de pensions – cette inclusion n’ira jamais à son terme si on essaye de la réaliser à petits pas. On peut combiner dans un même véhicule un moteur à explosion et un moteur électrique (la politique familiale et la lutte contre la pauvreté), mais on ne peut pas alimenter les batteries en les branchant sur une pompe à essence ni les réservoirs de carburant à partir d’une prise électrique. On peut de même combiner l’échange intergénérationnel, l’assistance et l’épargne en vue de la retraite, mais chacun a sa logique propre : combiner ne veut pas dire mélanger. La reconnaissance du fait que la famille est au cœur de notre fonctionnement économique et social passe par une réforme systémique de la sécurité sociale sans concession – une véritable révolution "sauvyenne".

(1) Par souci de brièveté, le problème du quotient familial ne sera pas abordé ici, car il peut sans inconvénient dirimant être dissocié de celui de l’échange entre générations successives, dont relèvent les prestations familiales et les droits familiaux à pension. Pour combler cette lacune, le lecteur peut se reporter à notre article « Le quotient familial et la notion de foyer fiscal vont-ils disparaître ? », Revue de Droit Sanitaire et Social, n° 2/2014, mars-avril 2014

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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