Ce texte est la reprise de mon intervention du 9 décembre à l’Institut Goethe, à Paris
La relation de l’Islam à la laïcité est au moins aussi complexe que la relation des défenseurs de la laïcité à l’Islam. Il suffit de voir l’embarras de certains « laïcards » vis-à-vis de l’intégrisme musulman ou du terrorisme salafiste pour comprendre la difficulté de l’exercice. Autant la laïcité ne s’est embarrassée d’aucun détail pour mettre entre parenthèses l’église d’Occident, autant elle semble aussi tétanisée qu’une poule face à un couteau lorsqu’il s’agit d’Islam.
L’Islam et la laïcité posent le problème contemporain de la relation ambiguë qui se noue entre nos Etats-nations perdus dans des ensembles multilatéraux où l’Etat central est affaibli et l’émergence d’une conception politico-religieuse, l’Islam d’Occident, dont les valeurs sont au fond assez semblables.
L’Islam, l’Etat laïque et la modernité
Le mérite revient à Albert Hourani, dans son Arabic Thought in the Liberal Age, d’avoir montré comment la modernité dans le monde arabe s’est construite autour de l’Islam. Alors que l’Europe a largement tourné la page des anciens régimes en s’émancipant de la domination catholique au tournant du vingtième siècle, alors que l’Etat en Occident procède d’une sécularisation de la société, et très largement d’une désacralisation du destin collectif, le monde arabe a agi de façon exactement inverse, pour des raisons structurelles compréhensibles.
L’expansion arabe a toujours été indissociable de l’Islam. C’est par l’Islam que les peuples arabes ont conquis le monde médiéval et établi leur puissance. Même dans ses affirmations les moins religieuses, le nationalisme arabe a donc toujours reposé sur la certitude profonde que la grandeur arabe ne pouvait être acquise sans une référence religieuse, et même sans l’application plus ou moins assumée de la charia.
Il faut aller dans la Turquie de Mustafa Kemal pour assister à l’édification d’un Etat laïque qui proscrit le port du voile et construit une « muraille de Chine » entre la fonction publique et la fonction religieuse. Dans le monde arabe, domine au contraire l’idée que la décadence de la nation arabe depuis Saladin s’explique par un abandon de l’Islam, et que l’inversion historique ne peut se produire que par un retour à l’Islam. En ce sens, la modernité du monde arabe s’est largement pensée à travers l’Islam et non contre l’Islam, quand la modernité occidentale se pensait contre la religion et non par elle.
L’Islam et le caliphat
Dans cet ensemble qui prend sa forme moderne autour des années 1860-1880, le nationalisme arabe accorde une place particulière à l’éloge du caliphat, régime politique à caractère religieux où l’autorité est détenue au nom du prophète. Alors que le sultanat est revêtu d’une dimension politique désacralisée (mais pas laïque…), le caliphat procède d’un projet où la religion est au centre de la vie politique et de l’organisation de la cité.
L’appel au caliphat par l’Etat Islamique ne constitue donc pas, de ce point de vue, une anomalie historique ressuscitée par quelques illuminés. Il ne relève pas d’un obscurantisme imbécile. Il appartient à une longue tradition politique dans le monde arabe fondée sur l’idée que la restauration des principes islamiques est la seule façon de faire accéder les peuples arabes à la modernité. Ce petit rappel est indispensable pour bien saisir la place de Daesh dans la « géographie politique » du nationalisme arabe. Certains cherchent régulièrement à nous rassurer en soutenant que l’Etat Islamique n’appartient pas à l’Islam. Il en constitue pourtant une émanation très classique et naturelle.
L’Islam et le nationalisme laïque
Avec beaucoup de précision, Hourani montre comment, à partir des années 1900, des Chrétiens syriens ou irakiens donnent une impulsion forte à des doctrines laïques à l’origine du mouvement Baas, qui, dans les années 50, aura l’ambition de constituer une unité arabe sans référence explicite à l’Islam. En réalité, les racines historiques de ce mouvement sont très marginales dans l’espace nationaliste arabe qui prend forme au début du vingtième siècle. Les circonstances historiques, et notamment l’émergence du bloc soviétique, contemporain de la création de l’Etat d’Israël, vont favoriser le développement quasi-anormal de cette idéologie laïque.
L’arrivée de Nasser au pouvoir ouvre un cycle historique baasiste où l’Egypte, la Syrie et l’Irak, basculent dans une unité politique éphémère dont la principale caractéristique tient à la marginalisation de l’Islam en tant que doctrine politique. D’autres pays seront plus ou moins marqués par cette expérience sans être baasiste. C’est notamment le cas de la Tunisie, mais aussi de la Libye. La mort de Nasser en 1970 changera durablement la forme de ce mouvement panarabe, qui « s’enkyste » en Irak avec Saddam Hussein et en Syrie avec Hafez el-Assad.
L’ironie de l’histoire veut que, dans les années 70, le monde arabe soit alors dominé par des régimes laïques qui se présentent volontiers comme des non-alignés et globalement hostiles à l’Etat d’Israël. Ce dernier, qui multiplie les références religieuses dans son fonctionnement quotidien, bénéficie au contraire du soutien général de l’Occident, malgré les postures laïques qui y dominent. C’est le début d’une longue action à contre-temps, où les Occidentaux sécularisés vont favoriser les régimes religieux au Moyen-Orient, au détriment des régimes baasistes ou post-baasistes.
L’Islam et les rogue states
À la fin des années 80, la diplomatie américaine commence à forger la doctrine des rogue states, des Etats voyous, qui sont assez rapidement considérés comme les ennemis à abattre. Dans cette catégorie, les USA vont inscrire une série de régimes dont la plupart ont été abattus avec une détermination constante: l’Irak de Saddam Hussein, la Libye de Khadafi, ne sont plus que de lointains souvenirs. Si les Etats-Unis n’ont pu venir à bout ni de l’Iran ni de la Corée du Nord, ils ont en revanche porté le combat en Syrie.
De façon énigmatique, ce sont les régimes les plus laïques qui ont subi les foudres de la politique américaine, Iran mis à part. Cette particularité mérite quand même d’être soulignée. Une idée tenace laisse croire que, en particulier depuis le 11 septembre 2001, l’Amérique déteste l’Islam et combat cette religion avec une obstination confinant à l’islamophobie. L’examen de la réalité montre plutôt que le phénomène inverse se produit sans discontinuer: hormis l’invasion de l’Afghanistan, la politique américaine a surtout visé à déstabiliser des régimes laïques qui combattaient les mouvements islamistes. C’est le cas en Irak, en Libye ou en Syrie, mais aussi en Egypte où un « printemps » encore bien confus a permis l’éphémère victoire des Frères à des élections démocratiques.
L’Islam et le suivisme français
Alors que la France héberge la plus importante communauté musulmane d’Europe, les références nombreuses à la laïcité n’ont pas empêché notre politique étrangère de se détourner de ses alliés traditionnels (notamment le régime d’Assad en Syrie) pour suivre une diplomatie américaine de plus en plus hasardeuse et destructrice. Il faut, dans ce paysage désolant, tirer un coup de chapeau rétrospectif à Jacques Chirac et Dominique de Villepin pour avoir refusé l’alliance occidentale suicidaire en Irak. L’obsession de la destruction de Saddam Hussein laissera un amer souvenir dans l’Histoire.
Toujours est-il que la France est la plus exposée au risque de radicalisation islamiste en Europe, et qu’elle a partout fait le choix de soutenir des mouvements islamistes contre les régimes laïques avec lesquelles elle était alliée. Cette absurdité dont Nicolas Sarkozy a constitué une sorte de parangon ou de Bouvard et Pécuchet s’est traduite par une intervention en Libye qui a semé le chaos, puis par des manoeuvres de déstabilisation en Syrie qui ont nourri des mouvements salafistes comme Daesh.
Ce suicide organisé a débouché sur les attentats du 13 novembre dont nous payons aujourd’hui encore le prix fort.
L’Islam et l’Arabie Saoudite
Au coeur de cette politique, on trouve bien évidemment l’argent du pétrole qui se répand sur les pays occidentaux selon des procédés loin de la transparence digne de notre ambition démocratique. Dans cet ensemble, l’Arabie Saoudite tient une place majeure, dans la mesure où elle est la puissante dominante la plus active dans la forgerie du mythe salafiste sunnite. Là encore, il est fascinant de voir comment les Occidentaux prétendument laïques se sont rangés sans discernement derrière un projet politique aux antipodes de leurs valeurs.
Et c’est bien aujourd’hui le handicap auquel nous devons faire face: notre prétendue lutte pour la démocratie en Libye ou en Irak cache un projet bien plus inquiétant que tous les soutiens du monde à Saddam Hussein ou à Kadhafi. Ce projet s’appelle le caliphat islamique qui a poussé comme un champignon au pied de l’arbre militaire américain. Il est en quelque sorte la créature monstrueuse du Frankenstein saoudien.
L’Islam et le suicide de l’Occident
Les attentats du 13 novembre constituent probablement la fin d’un cycle de près de quarante ans. Les meurtres de masse portés sur notre sol par des combattants français ou francophones sous le drapeau du caliphat montrent l’absurde finalité de notre politique étrangère pro-sunnite. En réalité, nous nourrissons le serpent qui cherche à nous tuer de la façon la plus aveugle qui soit. Si nous fonctionnions comme de vraies démocraties, les responsables politiques de cette aberration auraient démissionné et cédé la place à une nouvelle équipe déterminée à renverser la règle du jeu.
Manifestement, cette conclusion n’est pas encore tirée et notre politique étrangère semble conduite par un Etat profond qui refuse d’admettre l’évidence et maintient des options qui sèment le chaos dans nos rues, au mépris de nos valeurs traditionnelles.
En attendant le retour de la France au bon sens historique, nous pouvons simplement constater la relative solidarité qui unit les communautés musulmanes d’Europe avec l’Etat Islamique. L’analyse du mode opératoire du 13 novembre montre par exemple les nombreux soutiens dont les terroristes ont bénéficié dans ces communautés. Qu’il s’agisse de Charlie Hebdo ou du Bataclan, les victimes ne sont pas tombées sous les balles de loups solitaires, mais sous celles de tueurs épaulés par un important réseau de soutiens locaux.
L’Islam et l’ambiguïté des laïcards
Face à ces évidences, de nombreux laïcards continuent le combat pour soutenir les vieilles lunes qui dégradent le climat intérieur de nos pays. Outre que certains adoreraient voir interdite la mention du caractère islamiste de ces attentats, c’est à une subversion plus sourde que nous sommes soumis, qui passe notamment par le discours selon lequel les auteurs français d’attentats contre des Français seraient en réalité des victimes innocentes de notre société en proie aux ravages d’un libéralisme triomphant.
Ce sophisme n’est pas aussi incohérent qu’il n’y paraît, mais il faut reconstituer les parties manquantes du puzzle pour le comprendre. La conception de l’Etat en vigueur dans le caliphat repose en effet sur deux notions fortes. Premièrement, le caliphat est un Etat politiquement faible, décentralisé, affinitaire, régionaliste en quelque sorte. Deuxièmement, et conformément à une tradition nationaliste arabe forte, il est très préoccupé par les politiques sociales. Cette importance explique d’ailleurs le succès de mouvements chiites comme le Hezbollah, là où le Fatah palestinien avait abandonné le champ de la solidarité.
Pour des laïcards occidentaux, adorateurs des langues régionales et de la « solidarité » à tout-va, la physionomie du caliphat est moins dérangeante que l’Etat prétendument libéral. C’est pourquoi tant de contempteurs de « l’atomisation des relations sociales » en Europe, du fait du « libéralisme », ont tant de mal à critiquer l’Islam radical: celui-ci incarne à de nombreux égards la réussite d’un projet dont certains aspects leur conviennent parfaitement.
Face à l’Islam, un nouvel édit de Nantes
Face à ces inquiétantes évolutions où une part importante de la gauche « régionale » pourrait rapidement se laisser tenter la tentation de la « soumission » décrite par Houellebecq (que nous pourrions traduire par plutôt musulman que mort), il reste à nous forger une doctrine de la laïcité adaptée à notre temps, c’est-à-dire capable d’endiguer l’actuelle croissance exponentielle du voile dans nos banlieues. Là encore, si nos élites sortaient de leurs beaux quartiers, elles constateraient l’ampleur du phénomène que rien n’a probablement égalé depuis la christianisation des faubourgs de Rome avant Constantin.
Il est désormais urgent de promulguer un nouvel édit de Nantes, loin des inquiétants projets de Badinter qui font le lit d’une affirmation religieuse impossible à gérer. Mais pour ce projet, qui a encore de la volonté en France ?
Article écrit par Eric Verhaeghe pour son blog