Crise de l’élevage : mieux comprendre pour agir

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Par Bruno Parmentier Modifié le 8 février 2016 à 7h34
France Crise Elevage Agriculture Europe
@shutter - © Economie Matin
362,8 milliards ?Le montant de la PAC pour la période 2014-2020 est de 362,8 milliards d'euros.

Parlons clair : rien de significatif n’a été fait depuis l’été 2015 pour réellement soutenir les élevages français ; logiquement, la situation a donc largement empiré et de nombreux éleveurs vont maintenant devoir arrêter leur activité, lourdement endettés et pratiquement sans droit aux allocations chômage.

On est donc devant un plan social de grande ampleur qu’il va falloir accompagner, ce qu’on risque fort de ne pas savoir faire correctement, et qui va provoquer d’immenses dégâts psychologiques et sociaux. Rappelons que le taux de suicide dans cette profession est déjà l’un des plus importants en France…. Peut-on encore faire quelque chose pour sauver une partie de ce qui peut encore l’être ? Pour cela, il faut commencer par comprendre quels sont les vrais enjeux.

On a abandonné l’Europe agricole et on ne veut pas d’Europe sociale

Toutes les grandes puissances ont toujours régulé l’activité agricole, dont la production est incertaine par nature mais totalement indispensable à la survie des populations. Les empereurs de Chine et de Rome et les pharaons égyptiens ont tous inventé des systèmes qui permettaient la survie à la fois de la paysannerie et des habitants des villes. La politique agricole commune mise en place depuis les années 60 a elle aussi expérimenté divers systèmes plus ou moins efficaces : garantie des prix, contrôle des volumes, soutien aux exportations, protection des frontières, aide à l’investissement, assurance contre les intempéries et les crises sanitaires, etc. Depuis quelques années un vent résolument libéral souffle sur nos décideurs européens : leur doctrine est désormais de « laisser les agriculteurs se confronter au marché » et donc de déréguler le plus possible.

Un exemple particulièrement caricatural est l’abandon des quotas laitiers au 1er avril 2015, au prétexte fallacieux de pouvoir mieux exporter, en particulier en Chine. A partir du moment où chaque éleveur pouvait à nouveau décider du niveau de sa production, fort logiquement, il a gardé deux ou trois vaches de plus pour essayer d’augmenter ses marges. La production européenne de lait a donc fortement augmenté, juste au moment où la Chine commençait à connaître des problèmes économiques, et alors que 2015, année de la chèvre dans l’astrologie locale n’incitait pas à faire d’enfant (la dite chèvre n’a pas bonne presse et, avec un enfant unique, autant lui donner les meilleures chances au départ !). On arrive donc fort logiquement à un gros excédent de production laitière en Europ (et d’ailleurs également dans le monde), ce qui est une cause directe de l’effondrement des prix… mais au fait, qu’est-ce qui nous a pris de retirer ainsi les quotas laitiers ? Certains anciens ministres aujourd’hui candidats devraient s’interroger sur ces décisions plus que malencontreuses, et également les syndicats qui réclamaient cet abandon…

L’actuel commissaire européen à l’agriculture, l’irlandais Phil Hogan, est une véritable caricature de libéralisme débridé : selon lui il est absolument hors de question d’aider les éleveurs, il faut « laisser le marché faire le travail ». La concurrence sauvage, on sait très bien ce que ça produit, dans tous les secteurs économiques : les gros mangent les petits. Et ce qu’on découvre à cette occasion, on n’y était pas habitué en Europe, c’est que dorénavant les petits sont en France et les gros en Allemagne. En intégrant l’ex-Allemagne de l’est, ce pays s’est bien gardé de démanteler les anciens sovkhozes, il les a transformés en entreprises agro-industrielles extrêmement productive. Lutter sur le seul registre des prix avec des exploitations de 50 ou 80 vaches laitières contre des usines super modernes de 1 500 vaches est évidemment un combat perdu d’avance. Idem pour le porc.

Sans oublier que, cerise sur le gâteau, on ne travaille pas du tout avec les mêmes coûts salariaux, nos voisins ayant pris l’habitude d’aller chercher des « travailleurs détachés » dans des pays comme la Roumanie ou la Bulgarie (ou, pour les espagnols les marocains)… alors que chez nous tout le monde est payé au moins au SMIC avec les charges sociales françaises. Si ce n’est pas de la concurrence déloyale, ça y ressemble fortement !

Alors que faudrait-il faire ? Trouver une majorité de pays européens motivés à reconstruire une vraie politique agricole européenne régulatrice et protectrice d’une agriculture de qualité, harmonieusement répartie sur le territoire. Nos ministres, qu’ils soient de droite ou de gauche, n’arrivent plus à la trouver cette majorité, car, contrairement aux pays latins, les pays du nord et de l’est de l’Europe accordent peu d’importance à leur nourriture et à leur agriculture, et en définitive ce qu’ils veulent dans le cochon c’est du jambon carré, aseptisé et pas cher pour mettre entre deux tranches de pain de mie, sans se soucier d’où il vient !

Mais l’Europe, c’était aussi un rapport de force, et quand on voit ce qu’arrive à obtenir la Grande-Bretagne avec la menace du Brexit, on se prend à imaginer que si la France et un certain nombre d’autres pays vraiment intéressés par l’agriculture et l’alimentation tapaient du poing sur la table, on pourrait changer à nouveau la politique agricole…

Les différences de taille dans la filière alimentaire désavantagent systématiquement les producteurs

Imaginez un marché ouvert concernant des produits périssables où discutent « librement » 130 000 éleveurs, quelques dizaines d’industriels et quatre acheteurs finaux, lesquels peuvent tout aussi bien acheter n’importe où ailleurs dans le monde. Devinez qui est le plus puissant pour s’approprier la marge produite dans la filière ? C’est à peine croyable, mais c’est bien ce qui se passe dans le secteur de l’alimentation dans notre pays : il n’y a plus que quatre grandes centrales d’achat pour approvisionner les grandes et moyennes surfaces, lesquelles assurent à peu près 80 % de la consommation alimentaire du pays. Si l’état continue à prôner la libre concurrence et à ne pas vouloir s’immiscer dans les négociations de prix, on voit bien que les producteurs souffrent de plus en plus et qu’on se dirige très rapidement vers des dizaines de milliers de faillite. Chacun peut observer d’ailleurs que les prix de vente ne baissent pas dans les rayons de leur supermarché, alors que les prix d’achat aux producteurs ne cessent de diminuer, malgré tous les accords pris solennellement en table ronde devant le Ministre de l’agriculture. Et aussi que les grandes surfaces se livrent à un une guerre des prix mortifère, justement sur les prix d’appel de la viande, des produits laitiers ou des fruits et légumes ; au détriment de qui ? Des producteurs bien sûr !

Face à une situation aussi désavantageuse, chacun peut comprendre que le dernier levier que peuvent actionner les éleveurs c’est le blocage des routes et en particulier des accès aux installations de la grande distribution. Mais, au fait, est-ce vraiment impossible d’intervenir dans cette négociation et de veiller à ce que les engagements pris soient réellement tenu ? C’est un peu facile de se ranger derrière l’Europe, et derrière la législation, pour justifier son inaction ! Un état faible et impuissant, c’est un choix, pas une fatalité.

On mange dorénavant moins de viande et moins de lait, et cette évolution va s’accentuer

Dans nos pays, depuis les « trente glorieuses », comme dans tous les autres pays émergents actuellement, l’augmentation du niveau de vie et l’apparition d’une classe moyenne ont induit une flambée de la demande en produits animaux, viandes, œufs et laitages. Chaque mère de famille veut donner le meilleur à son enfant, et immanquablement, le meilleur, c’est toujours ce que sa propre grand-mère ne pouvait pas se payer, à commencer par la viande et les laitages.

C’est ainsi que l’on consommait 25 kilos de viande par an et par personne dans la France des années 30, 45 dans les années 50 et carrément 85 maintenant. Le lait a suivi la même évolution ; on en consomme actuellement autour de 90 kilos par an.

Dans la Chine de Mao tsé-toung, qui n’avait que 700 millions d’habitants, on ne consommait que 15 kilos de viande, et aujourd’hui, les 1,3 milliards de chinois en consommant 60 kilos ! La Chine a donc multiplié par huit sa consommation de viande en quelques décennies, ce qui a produit une énorme demande de matières premières végétales, en particulier de céréales et de soja. Heureusement pour l’humanité, les chinois ne supportent pas bien le lait ! En Inde, c’est le contraire : la consommation de lait a complètement flambé, mais, compte tenu de la croyance en la réincarnation de la plupart des hindous, celle de viande est restée très faible. On peut estimer que cette évolution va se poursuivre et que la production mondiale de viande et de lait va encore augmenter considérablement dans les prochaines décennies, ce qui va poser un énorme problème écologique sur la planète.

En revanche, ce n’est pas du tout ce qui se passe en Europe : 85 kilos de viande et 90 kilos de lait, c’est trop, beaucoup trop, à la fois pour la planète et pour notre santé. Les alertes sanitaires sur la viande, la prise de conscience des problèmes de santé induits par notre surconsommation, et la banalisation de ces produits qui ne font plus rêver, entraînent le début d’une baisse qui devrait se poursuivre pendant plusieurs décennies. Il est plus que probable que nous reviendrons plus ou moins rapidement à des consommations plus raisonnables, autour de 60 kilos de chacun de ces produits par an.

Notre modèle économique en matière d’élevage a été créé dans cette période de forte augmentation de la demande. Nous nous sommes donc organisés pour produire beaucoup de produits de qualité moyenne au moindre coût. C’est ce modèle qui est en train de s’effondrer. Et tenter de le maintenir en espérant exporter chaque année davantage est un peu vain, s’agissant de produits périssables et hautement stratégiques, donc soumis aux revirements de politiques (par exemple aux embargos). C’est aux asiatiques de produire la viande des asiatiques, pas à nous, ou seulement marginalement.

En l’absence de marché d’exportation significatifs, réguliers et fiables, il pourrait se passer dans les années qui viennent pour la viande ce qui s’est passé dans les années 50 à 90 pour le vin, quand la consommation des français est passé de 140 à 40 litres par an et par personne. Après des manifestations désespérées à Narbonne et Carcassonne, les viticulteurs ont fini par s’organiser et aujourd’hui on ne produit plus du tout de « piquette » dans notre pays, uniquement du bon et du très bon vin vendu beaucoup plus cher.

C’est exactement la même mutation qu’il faut organiser pour les produits animaux : produire moins, mais pratiquement uniquement sous label de qualité, et convaincre les consommateurs de payer plus cher leurs morceaux de viande plus petits. On voit d’ailleurs qu’au sein de cette énorme crise actuelle, les producteurs de poulets label (Loué, Bresse, Béarn, etc.) tirent bien leur épingle du jeu, tout comme les producteurs de fromage de qualité (comté, reblochon, etc.) ou les producteurs bios… Ils montrent la voie ! Et laisser les éleveurs dans une course sans fin à la quantité et aux prix bas, en leur faisant miroiter des marchés internationaux, ne peut que les acculer à une impasse. Il fallait être bien optimiste pour penser que les russes allaient réguler harmonieusement le marché du porc européen et les chinois le marché du lait ! Cette évolution de la quantité vers la qualité sera longue et très douloureuse. Mais elle le sera encore plus si on nie le problème et qu’on pense qu’il ne s’agit que d’une mauvaise passe provisoire et qu’on la franchira en reportant quelques remboursements d’emprunts ou avec des campagnes de publicité incitant les français à manger davantage de viande !

Il faut au contraire expliquer aux français que dorénavant on ne dépense plus assez pour se nourrir correctement, qu’il n’est pas « normal » que nous nous payons nos téléphones portables avec les seules économies faites sur l’alimentation (à laquelle nous consacrions dans les années 60 le quart au nos revenus et aujourd’hui un huitième !). Que le prix à payer pour ces économies à tout va est bien lourd : santé détériorée par la malbouffe, désertification de nos campagnes, difficulté d’effectuer de réels contrôles sanitaires lorsque les chaines s’allongent, etc.

Et au fait, pourquoi doit-on se satisfaire que la majeure partie de la viande servie dans nos cantines soit importée ? Est-ce que la seule revendication démocratique doit être le prix du ticket de cantine ? Ne peut-on pas faire de nos cantines des lieux de citoyenneté et de solidarité, qui se préoccupent d’abord de s’approvisionner auprès des producteurs locaux ? Ça nous coûtera peut-être 10 ou 20 centimes de plus ? Est-ce si cher payé ?

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Bruno Parmentier, Ingénieur des mines et économiste, est l'ancien directeur (de 2002 à 2011) de l’ESA (École supérieure d'agricultures d'Angers). Il est actuellement consultant et conférencier sur les questions agricoles, alimentaires et de développement durable.  Il a publié "Nourrir l'humanité"  et « Faim zéro » (éditions La Découverte), "Manger tous et bien » (Editions du Seuil), « Agriculture, alimentation et réchauffement climatique » (publication libre sur Internet) et « Bien se loger pour mieux vieillir » (Editions Eres) ; il tient le blog "Nourrir Manger" et la chaîne You Tube du même nom. Il est également président  du CNAM des Pays de la Loire, de Soliha du Maine et Loire, et du Comité de contrôle de Demain la Terre, et administrateur de la Fondation pour l’enfance.

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