Affaire Snowden : un traumatisme pour l’Allemagne, une chance pour l’Europe

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Par Guillaume Duval Publié le 7 novembre 2013 à 4h02

Les révélations concernant l'ampleur de l'espionnage américain en Europe font des vagues sur tout le vieux continent. Mais leur ampleur varie fortement d'un pays à l'autre. C'est en Allemagne que cette affaire suscite le plus d'émotion : elle constitue probablement un tournant majeur dans les relations entre notre voisin et les Etats Unis. Il faut profiter de cette onde de choc pour proposer à l'Allemagne des initiatives européennes d'ampleur en matière de numérique, mais aussi de défense.

En France, des réactions limitées

Dans l'Hexagone, les révélations concernant l'espionnage des communications des Français par la NSA américaine a suscité jusqu'ici des réactions relativement limitées. Dans un premier temps le gouvernement s'était même couvert de ridicule en faisant du zèle proaméricain : il avait interdit en juillet dernier le survol du territoire français à l'avion du président bolivien Evo Morales, au prétexte qu'Edward Snowden était susceptible de se trouver à l'intérieur. Les nouvelles révélations récentes concernant les dizaines de millions de communications interceptées en l'espace d'un mois seulement fin 2012 ont naturellement fait monter le niveau de la réaction des autorités françaises. Mais celle-ci reste cependant d'autant plus symbolique que le rôle des services français eux-mêmes dans ces interceptions n'apparaît pas clair à ce stade. Quant à l'opinion française, elle est habituée à être espionnée par un Etat fort qui se situe au-dessus des lois et ne rend de comptes qu'au compte-gouttes. De plus les Français se méfient depuis longtemps de la volonté de domination des Etats Unis, cette nouvelle affaire ne faisant que conforter une image négative bien établie.

En Allemagne, les libertés individuelles c'est du sérieux

Il en va tout autrement en Allemagne. Depuis la chute du nazisme, la république fédérale s'est reconstruite autour d'une conception intransigeante de la protection des libertés individuelles et de l'Etat de droit. Le nouvel Etat allemand a certes eu, comme les autres, son lot de coups tordus initiés par tel ou tel responsable politique ou tel ou tel service de sécurité mais leur révélation a toujours eu des conséquences immédiates et radicales pour leurs responsables. Cette sensibilité exacerbée vis-à-vis des intrusions de l'Etat dans la sphère privée a été encore renforcée par les exactions de l'Etat est allemand dans ce domaine. Son bras armé, la fameuse Stasi (Staatssicherheit), s'était en effet forgé une réputation particulièrement sinistre grâce à son savoir faire en matière de surveillance de la vie privée et des communications, illustré récemment au cinéma par le film « La vie des autres ». Dans un tel contexte la révélation de l'espionnage massif des Allemands par une NSA qui n'a pas hésité à écouter jusqu'au portable de la chancelière Angela Merkel, a soulevé outre Rhin une vague d'indignation sans commune mesure avec ce qu'on a observé dans l'Hexagone.

Une relation germano-américaine profonde et ancienne

D'autant plus que la relation aux Etats Unis n'est pas du tout la même en Allemagne qu'en France. Malgré deux guerres mondiales où les Américains se sont engagés au côté de la France contre l'Allemagne, les liens entre Allemands et Américains sont beaucoup plus profonds et anciens qu'on ne croit généralement dans l'Hexagone. Ils résultent notamment de la très nombreuse émigration allemande vers les Etats Unis tout au long du 19ème siècle et jusqu'au début du vingtième siècle. Tous les Allemands ou presque ont en effet un « oncle d'Amérique » et aujourd'hui encore quand le Census bureau demande aux Américains de quelle origine ils sont, 15 % d'entre eux, presqu'un sur six, répond qu'il est « d'origine allemande », bien davantage que pour tous les autres pays d'Europe y compris l'Angleterre ( 8 %), l'Irlande (11 %) ou encore l'Italie (6%). Ce lien a été encore renforcé après la seconde guerre mondiale par le rôle de dernier rempart face au risque d'invasion soviétique, qui a constamment obsédé les Allemands de l'Ouest jusqu'en 1989. Très rapidement après 1945, les troupes américaines en Allemagne n'ont plus été considérées véritablement comme des troupes d'occupation mais de protection. Logiquement le gouvernement allemand est devenu également, quelle que soit sa couleur politique, un défenseur acharné de l'OTAN et un des gouvernements les plus sceptiques à l'égard des propositions françaises récurrentes de construction d'une Europe de la défense indépendante des Américains.

L'affaire Snowden, une rupture majeure

Certes depuis la chute du mur de Berlin en 1989, et la disparition de la menace soviétique, cette attitude a déjà sensiblement évolué. Les outrances néoconservatrices de Georges W. Bush ont en particulier éloigné les Allemands des Etats Unis. En 2002, le chancelier social-démocrate Gerhard Schröder avait déjà adopté une attitude impensable pour tous ses prédécesseurs depuis 1949 en désapprouvant ouvertement l'intervention des Etats Unis en Irak. Et depuis, que ce soit à propos de la Libye ou de la Syrie, cette prise de distance a persisté : l'Allemagne, traumatisée par son passé, redoute par-dessus tout de s'engager dans des conflits extérieurs à la légitimité incertaine. L'affaire Snowden n'en marque pas moins un saut qualitatif supplémentaire dans les relations américano-germaniques. Avec l'espionnage de la NSA, les Etats Unis ne font en effet plus simplement, aux yeux des Allemands, un usage excessif de leur force dans leurs interventions extérieures, mais ils sont devenus, pour la première fois depuis 1945, une menace directe pour l'Etat et les intérêts économiques allemands ainsi que pour la vie privée et la liberté des citoyens Allemands eux-mêmes. Malgré la sympathie que suscite a priori la personne du président Barack Obama en Allemagne, cet épisode marquera sans doute une rupture historique majeure dans la relation entre l'Allemagne et les Etats Unis car elle touche un élément central de l'identité allemande d'après guerre.

Une occasion à ne pas manquer

Il faut profiter de ce tournant pour faire progresser l'intégration européenne. D'abord sur le terrain de l'économie numérique : jusqu'ici les Allemands n'ont jamais été favorables à une politique industrielle européenne dans ce domaine. Ce qui a conduit l'Europe au désastre sur ce plan, un échec couronné notamment par la disparition récente de Nokia du marché des téléphones portables. Aujourd'hui la dépendance de l'Europe est totale à l'égard des firmes et des technologies américaines avec les conséquences que l'on a constatées. Il est plus que temps d'essayer de rattraper une partie de ce retard même si la tâche est difficile et les Allemands y sont désormais davantage disposés. Cela passe également par l'édiction de règles nettement plus strictes notamment en matière de protection et de localisation des données des Européens. C'est aussi le moment de proposer à nos voisins des avancées en matière de défense et de sécurité commune dans la mesure où il apparait clairement désormais que les Etats Unis peuvent aussi constituer une menace potentielle pour leurs alliés européens.

Bref, l'affaire Snowden ouvre un espace à des progrès sensibles de l'intégration européenne sur des sujets jusque là tabous mais pour transformer ces potentialités en réalités, il faudrait « battre le fer tant qu'il est chaud ».

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Rédacteur en chef d'Alternatives économiques et auteur de « Made in Germany, le modèle allemand au-delà des mythes », aux éditions du Seuil. Crédit photo: Hermance Triay

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