La monnaie est numérique depuis quatre millénaires

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Par Jacques Bichot Publié le 26 juin 2019 à 5h51
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@shutter - © Economie Matin

Le « numérique » est en vogue, on ne jure que par lui. Mais cette expression est très ambiguë, car de nos jours elle désigne en fait l’informatique, c’est-à-dire ce qui permet d’utiliser les nombres, et notamment de conserver et de transmettre de vastes ensembles de nombres, au moyen de systèmes électroniques. Or le recours au nombre, à la numération, au « numérique », pour des usages de plus en plus nombreux, ne date pas d’hier !

La passionnante histoire du nombre et de ses usages

Nos lointains ancêtres ont inventé la numération il y a des millénaires ; ils ont utilisé toutes sortes d’instruments, conjointement avec leur cerveau, pour mémoriser des informations numériques : les réseaux de « puces » et autres composants à base de silicium et de terres rares qui composent nos ordinateurs, eux-mêmes destinés à fonctionner en réseau, sont les derniers venus d’une longue série de supports d’informations numériques.

Les doigts de la main ont jadis servi à compter, comme des enfants le font encore ; c’est une des raisons pour lesquelles notre système de numération a pour « base » dix1. Les cailloux ont été très utilisés ; le mot latin qui les désigne, calculi, est l’origine du mot « calcul ». Mais nos ancêtres se sont aussi servi d’encoches sur des baguettes de bois, de signes sur des surfaces minérales, sur des tablettes d’argile, sur des papyrus puis sur du parchemin et enfin sur du papier ; ils se sont aussi servi de perles ou de rondelles enfilées sur un fil : l’homme a eu recours à de multiples moyens techniques pour coder, conserver et transmettre de l’information numérique, et pour compter, réaliser des opérations.

La passionnante Histoire universelle des chiffres, de Georges Ifrah (Robert Laffont, 1994), est très utile pour ne pas se laisser envahir par une mentalité bécassine qui oublie d’où nous venons, dans ce domaine du numérique. L’histoire est nécessaire pour comprendre vraiment l’organisation monétaire et financière du monde dans lequel nous vivons, et pour agir efficacement sur l’évolution à venir.

Le troc, jadis davantage utilisé que de nos jours, a bien souvent consisté en un usage pré-monétaire de la numération. Par exemple, si des pasteurs d’il y a quatre ou cinq millénaires estimaient qu’un bœuf « vaut » 4 moutons, c’est à-dire qu’il est correct d’échanger le premier contre quatre des seconds, ils procédaient à un échange organisé numériquement. Cet échange se perfectionna ensuite en considérant qu’un mouton vaut, par exemple, 2 deniers, et un bœuf 8 deniers, c’est-à-dire en introduisant un équivalent universel.

La numération a également servi, dès le troisième ou le second millénaire avant notre ère, selon les civilisations, à la surveillance des agents économiques les uns par les autres. Par exemple, les Pyramides et les temples égyptiens n’auraient probablement pas été construits si le Pharaon et le Grand Prêtre n’avaient pas disposé d’administrations consignant soigneusement les redevances dues par les fellahs, redevances payées le plus souvent en nature : sans elles il aurait été impossible de nourrir les travailleurs extrêmement nombreux grâce auxquels ont été construits ces édifices majestueux. Quant aux peuples plus portés sur les opérations commerciales, notamment ceux de Mésopotamie, il leur fallait consigner de manière efficace et précise ce qui était dû par le négociant X à son fournisseur Y. Les termes des contrats conclus entre « hommes d’affaires » étaient en grande partie des nombres. Les tablettes d’argile ont servi pendant des siècles à cet usage, fort bien documenté du fait que l’argile est, à la différence du papyrus, un matériau très résistant.

Qu’est-ce que la monnaie ?

Une conception matérialiste de la monnaie a souvent prévalu, en partie du fait des législateurs, qui ont trouvé pratique de définir l’unité monétaire par un certain poids de métal précieux. Le franc Germinal institué le 4 avril 1803 par le Premier Consul avait même une double définition, l’une en or (1 franc = 0,3225 g d’or à 9 dixièmes de fin) et l’autre en argent (5g d’argent à 9 dixièmes de fin). Cela revenait à figer, bien imprudemment, le rapport d’échange entre l’or et l’argent : si intelligent fut-il, Bonaparte a, en cette occurrence, raisonné à bien court terme.

Une législation liant l’unité monétaire à un métal précieux peut être très utile : elle oblige le Prince, ou l’Institut d’émission (la « banque centrale », selon la terminologie actuelle) à ne pas s’endetter de manière inconsidérée, sous peine de voir des agents venir réclamer massivement du métal précieux en remplacement de leur monnaie fiduciaire ou scripturale. Cette « définition » métallique de l’unité monétaire ne doit pas être interprétée de manière essentialiste, comme si l’essence de la monnaie était le métal précieux. Elle servait à éviter que soient excessives les émissions de monnaie grâce auxquelles les banques pratiquent le crédit, conformément au principe de base loans make deposits (les prêts font les dépôts).

La relation aux métaux précieux, métaux qu’il est impossible de créer d’un coup de baguette magique (en fait, par deux écritures comptables, comme on crée la monnaie scripturale), servait de garde-fou contre l’inflation de signes monétaires. Dans d’autres civilisations, d’autres garde-fou ont été utilisés : par exemple, les peuplades de l’Océan indien qui utilisaient comme signes monétaires de petits coquillages appelés cauris limitaient leur pêche de cauris à certains jours de l’année, liés à un calendrier religieux. Les règles religieuses de ces communautés que les explorateurs européens estimaient « primitives » jouaient un rôle analogue à celui de la convertibilité-or des monnaies de crédit occidentales.

Organisation monétaire et surveillance

Comment s’est-on débrouillé après que la notion d’étalon-or ait été rangée au magasin des accessoires périmés ? Fort heureusement, les « marchands » avaient mis en place une forme de protection plus subtile contre l’inflation de crédit et de monnaie : la surveillance mutuelle de la solvabilité des acteurs. Bien avant que des agences de notation se mettent en place pour attribuer des triples A aux emprunteurs jugés fiables, et des B ou C aux emprunteurs à risque, les métiers d’homme d’affaires, et bien sûr de banquier, ont consisté pour une bonne part à jauger la probité et la capacité de remboursement des personnes et des organismes demandeurs de crédit. Le crédit fournisseur, comme le crédit bancaire, est octroyé avec circonspection : chacun réfléchit avant de prêter ou de livrer des marchandises payables à terme, et surveille attentivement ses débiteurs.

Thomas Hobbes voyait la société comme dépassement d’un état naturel de « guerre de tous contre tous ». Mais le passage à la coopération monétairement organisée s’est opéré sous forme d’une surveillance de solvabilité de tous par tous, ou du moins par beaucoup. Chacun « y regarde à deux fois » quand il fait crédit : une fois avant de prêter ou de vendre à crédit, et ensuite pour vérifier que les remboursements ou paiements sont en bonne voie. Une société humaine est toujours plus ou moins basée sur la surveillance mutuelle ; les membres des sociétés monétarisées sont particulièrement attentifs aux dettes.

Dans ces conditions, la monnaie se compose de créances sur des agents particulièrement surveillés, les banques, elles-mêmes créancières d’agents « non monétaires » dont elles surveillent la solvabilité. Toutes ces relations entre agents économiques sont numériques ; qu’elles soient enregistrés sur papier ou sur informatique est une différence technique dont l’importance ne doit pas être surestimée. Dans tous les cas, le fonctionnement du système repose sur une surveillance de tous sinon par tous, du moins par des « surveillants » vigilants et avisés.

La mythologie du numérique a mis à mal les règles de surveillance

L’humanité est sujette à des croyances irrationnelles, dont certaines sont religieuses, et d’autres séculières. L’essor extraordinaire de l’informatique et de la télématique a été accompagné par l’apparition puis la diffusion d’une mythologie du « numérique », mythologie devenue aujourd’hui tellement prégnante que cet outil merveilleux est très souvent employé à tort et à travers. La confusion règne dans les esprits de beaucoup de ceux qui ont en charge l’organisation de notre vie en société, organisation dont la monnaie et la finance sont des pans essentiels. Les règles de base auxquelles doivent se conformer les écritures qui prétendent à la qualité de monnaie ont été perdues de vie.

Le chapitre 11 du Livre de la Genèse, consacré à la Tour de Babel, raconte que Dieu « confondit le langage de tous les habitants de la Terre » ; il fit « qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres », afin qu’ils ne puissent pas mener à bien la construction de ce gigantesque monument. Ce mythe peut être fort utile à qui veut comprendre pourquoi l’humanité, en dépit des immenses progrès qu’elle accomplit dans le domaine scientifique, parvient mal à s’organiser : une des raisons – ce n’est évidemment pas la seule, mais elle est très importante – est que la confusion règne souvent dans les esprits, faute de correspondance précise et adéquate entre les concepts, le langage qui les porte, et la réalité.

Bien des exemples pourraient être donnés de la confusion conceptuelle qui handicape le fonctionnement de nos économies et de nos sociétés. Nous avons ainsi montré à quel point le mot « contributivité » appliqué aux finances sociales, et particulièrement aux retraites par répartition, est ambigu, la signification retenue par le législateur comportant un contresens économique majeur2. Bien des exemples, comme celui qui vient d’être cité, concernent les échanges non marchands, dont la compréhension a été rendue difficile par la tendance qu’ont de nombreux économistes et autres intellectuels à entendre « marché » quand on prononce le mot « échange ». Le cas analysé ici concerne le cœur même de l’organisation des échanges marchands aussi bien que non marchands, à savoir l’instrument monétaire. Les conceptions relatives à la monnaie souffrent en effet, comme nous venons de le voir, d’une forte ambiguïté. C’est cette ambiguïté, cette confusion conceptuelle, qui a rendu possible l’invention, puis la multiplication, des cryptomonnaies.

Cryptomonnaies et confusion conceptuelle

Que le mot « monnaie » soit utilisé, le cas échéant accolé au préfixe « crypto », pour désigner les Bitcoins et autres Ethereums, n’aide certes pas à clarifier les idées, surtout lorsque ces « cryptomonnaies » sont présentées comme mettant enfin à notre disposition des monnaies vraiment « numériques ». L’histoire des cryptomonnaies a débuté par un double contresens : considérer ces objets numériques comme des monnaies, et dire que le dollar, l’euro, et tutti quanti, ne sont pas « numériques ». La seconde erreur vient d’être démontrée ; analysons donc la présentation des cryptomachins, si l’on nous permet ce néologisme bien pratique, comme étant des monnaies.

Les cryptomachins peuvent être échangés contre des biens ou des monnaies. Il est possible d’en acheter, souvent comme on achète un billet de loterie : dans l’espoir de gagner, non pas à la suite d’un tirage au sort, mais parce que l’engouement pour tel cryptomachin se sera accru, si bien qu’il sera vendu plus cher que son prix d’achat. On peut aussi en acheter en vue de rémunérer des personnes ou des organisations qui ne tiennent pas à ce qu’un Etat puisse avoir connaissance de leurs activités : maitre-chanteurs, trafiquants de drogue, d’armes ou d’êtres humains, etc.

Cet usage en tant que moyen de paiement n’en fait pas des monnaies : on peut payer discrètement certains services avec des lingots d’or ou des diamants ! Simplement, les cryptomachins sont plus pratiques et plus sûrs : le payeur n’a pas besoin d’envoyer un porteur qui risquerait de se faire prendre, ou qui pourrait disparaître avec le magot. On peut enfin effectuer un paiement en cryptomachins parce que cela fait chic, « dans le coup », « up to date », comme certains roulent dans une voiture à 300 000 € là où une brave petite Renault ferait aussi bien l’affaire.

Comme les cryptomachins n’obéissent pas aux règles de la comptabilité en partie double, ils ne sont pas émis dans le cadre d’un crédit et ne bénéficient pas du système de surveillance de la solvabilité des débiteurs qui est la colonne vertébrale de nos systèmes monétaires. Ils constituent simplement un exemple de ce que la crédulité ambiante permet de mettre en place en l’absence d’une autorité régulatrice.

Une telle autorité n’existe pas, et cela pour deux raisons principales :

- premièrement, les hommes ne savent guère mettre en place, au niveau mondial, que des institutions de concertation, de discussion, qui formulent ce que l’on appelle « des vœux pieux » ; une autorité monétaire et financière mondiale du genre du FMI (le Fonds Monétaire International) semble être le summum de ce que l’humanité est actuellement capable de faire, et cela n’est pas suffisant.

- deuxièmement, comme il a été dit plus haut, l’état de la réflexion conceptuelle, en matière économique et sociale, n’est pas brillant. Le mythe cryptomonétaire peut se déployer quasiment sans réaction : il ne semble pas qu’aucune personne ou instance en position de faire entendre sa voix au niveau mondial ait compris la menace que l’essor des cryptomachins pourrait un jour constituer non seulement pour le fonctionnement de l’économie, et plus particulièrement pour l’embryon de coopération monétaire et financière mondiale dont le développement serait fort utile si l’on veut qu’une humanité de dix milliards d’individus ne se retrouve pas dans des conditions trop mauvaises à la fin de ce XXIème siècle.

Conclusion : un grand besoin d’intelligence... naturelle !

Disons-nous bien que l’intelligence artificielle ne résoudra pas les problèmes comme par miracle. Si nous la développons sans avoir remédié à l’insuffisance d’intelligence conceptuelle que nous constatons actuellement, notamment au niveau de nos dirigeants, nous assisterons, peut-être en pire, à ce que Jean-Marc Vittori constate dans Les Echos du 25 juin : « le numérique ne dope pas la productivité. (…) Les outils numériques n’apportent pas l’efficacité espérée. » Il faut faire redescendre le numérique du piédestal sur lequel nous l’avons juché, dresser un bilan de l’utilisation que nous en faisons, passer de l’admiration béate au réalisme, mettre les mythes au vestiaire, et développer notre intelligence conceptuelle qui est, à égalité avec le rire et en complémentarité avec lui, ce que Rabelais appelait « le propre de l’homme ».

1 Il a existé des systèmes de numération ayant une base différente, par exemple la base vingt dans des civilisations comme celle des Aztèques qui, pour compter, utilisaient tous leurs doigts, des pieds comme des mains. Les Sumériens, eux, ont utilisé une base 60.

2 Voir notre article « Contributivité juridique et contributivité économique en matière de protection sociale », Revue de droit sanitaire et social, janvier-février 2018, p. 135 – 145.

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Jacques Bichot est économiste, mathématicien de formation, professeur émérite à l'université Lyon 3. Il a surtout travaillé à renouveler la théorie monétaire et l'économie de la sécurité sociale, conçue comme un producteur de services. Il est l'auteur de "La mort de l'Etat providence ; vive les assurances sociales" avec Arnaud Robinet, de "Le Labyrinthe ; compliquer pour régner" aux Belles Lettres, de "La retraite en liberté" au Cherche Midi et de "Cure de jouvence pour la Sécu" aux éditions L'Harmattan.

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